Dans cette lettre ouverte au président de la république Kaïs Saïed, qui sonne comme un coup de gueule, l’auteure exprime le ras-le-bol ressenti par beaucoup de Tunisiens face à un Etat prédateur et corrompu, qui paralyse l’initiative privée au lieu de l’encourager et qui se lassent des menaces, anathèmes et imprécations présidentiels contre les corrompus… jamais suivis d’effet.
Par Meriem Bouchoucha *
Monsieur le président,
Très souvent, vous nous faites de longues tirades sur les voleurs, les pilleurs, les méchants, les autres, eux («hom» dans votre arabe classique)… il en existe certainement des méchants mais…
Monsieur les président, comme vous avez été embauché à l’époque où on était recruté, sans délai, au lendemain de l’obtention de son diplôme et comme ceci n’est plus possible, aujourd’hui, il m’importe de vous rappeler que quand on choisit le secteur libéral ce n’est plus toujours un choix, alors merci d’arrêter de stigmatiser ceux qui ont eu la malchance d’avoir leurs diplômes quand vous êtes aux commandes.
Quant à ceux qui ont choisi le secteur libéral, hormis le fait que c’est leur plein droit, ils sont bien plus utiles aux caisses de l’Etat que le gouvernement Bouden.
Par ailleurs, je vais vous parler de l’itinéraire d’un jeune promoteur.
D’abord nous sommes reçus par des administrations qui travaillent chacune avec ses règles propres, faisant, souvent, fi de toute logique. Ils n’ont pas d’horaires mais un plafond de dossiers à traiter. Si vous arrivez à 10 heures du matin ils peuvent vous dire «on n’a plus de numéros», c’est-à-dire qu’il ne délivrent plus les tickets de l’ordre de passage. Souvent il y a deux files d’attente, une file officielle et une file officieuse où des sur-citoyens ou des citoyens «généreux» font la queue, la porte d’entrée pour eux étant celle du personnel.
Il y a également les banques, dont les conditions pour octroyer des prêts relèvent du domaine de l’impossible.
Chez nous, il y a deux catégories de banques : les privées qui profitent du système mis en place pour des banques publiques et les banques publiques qui sont censées avoir été créées pour booster et soutenir l’investissement mais qui sont gérées comme des administrations qui respectent fièrement les coutumes bureaucratiques nationales.
Les banques privées comme celles publiques, sous l’égide de la Banque centrale, ont mis en place un système usurier pour plumer les pauvres Tunisiens.
Toujours dans le périple d’un promoteur, on doit faire face à la corruption de la justice, des services des finances et des forces de l’ordre si par malheur on a un problème.
Savez-vous au moins que pour avoir un extrait de naissance ou une signature légalisée, il faut prévoir une demi journée, si bien sûr le réseau n’est pas désactivé? Parce qu’il l’est très souvent!
Et dans tout cela, les cadres et les agents payés aux frais des contribuables sont tranquilles grâce aux lois du type atteinte à la dignité de je ne sais quel métier ou corporation, atteinte à un agent lors de l’exercice de ses fonctions, et grâce au soutien indéfectible que les trois pouvoirs se vouent les uns aux autres.
Et ceci n’est qu’un très court aperçu sur le parcours du combattant de tous les Tunisiens dans un pays en état de blocage volontaire et avec préméditation.
Je ne vous ai même pas parlé des délais de traitement des dossiers. C’est un luxe dont je parlerai quand les administrations arrêteront de nous demander d’envoyer des fax et comprendront une bonne fois pour toute que des fax on n’en trouve plus.
Je ne vous ai même pas parlé des agents qui refusent tout support électronique, de ceux qui demandent un document qui n’existe pas ou plus, et de ceux qui demandent de renouveler un document obsolète à cause de la même administration qui n’a pas traité le dossier à temps.
Vous gérez, seul, une administration qui quand les différentes parties prenantes d’un projet sont en accord, elle se charge de les mettre en désaccord et quand une entreprise décolle elle se charge de la bloquer.
Monsieur le président, quand un Etat veut lutter contre la corruption il faut que ses dirigeants sachent que charité bien ordonnée commence par soi même, ensuite que personne n’est jamais devenu riche en travaillant de 8 h à 17 h (horaire jamais respecté par ailleurs), enfin que si les discours pouvaient servir à quelque chose les Arabes n’auraient jamais perdu la guerre de 67.
Quand un dirigeant se targue de vouloir changer les choses, il récupère toutes les plaintes déposées auprès de toutes les inspections; il fait une enquête sur les acquisitions des cadres de l’Etat et de ceux de leurs conjoints; il regarde du côté des constructions faites sur les domaines forestiers et la manière dont les propriétaires ont réussi à faire le raccordement à l’électricité et l’eau courante, fait un audit approfondi des fonds alloués à chaque gouvernorat et enfin effectue les croisements nécessaires pour épingler les gouverneurs, directeurs régionaux, juges et chefs de districts pourris.
Bien entendu, je ne m’attends pas à ce que vous fassiez cela ni d’ailleurs à ce que vous preniez une quelconque décision importante. J’ai appris à ne pas me faire d’illusions.
Aussi faut-il vous dire que vos phrases qui se veulent savantes ne dupent que ceux qui veulent être dupés.
* Docteure en économie.
Articles de la même auteure dans Kapitalis :
http://kapitalis.com/tunisie/2021/06/17/le-president-saied-et-ses-quatre-convives/
Sidi Hassine : Et si l’horrible scène n’avait pas été filmée ?
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