On reprochait au président Ben Ali sa démocratie de «décor», dix ans après son départ, nous avons enfanté une démocratie de palabres télévisuelles. Sorti des urnes et des studios de télévision, c’est un autre monde. Quelle impuissance démocratique ! La crise actuelle que connaît notre pays est loin d’être entre le président Kaïs Saïed et l’establishment post révolutionnaire, elle est directement liée à cet instant révolutionnaire : dix ans après la fin de Ben Ali, qu’avons-nous fait de notre pays? Qu’avons-nous fait de notre démocratie? Où se situe l’erreur? Les bonnes intentions des pères fondateurs de notre démocratie sont réelles, mais les résultats sont évidents: un pouvoir grippé et un pays en dérive.
Par Mehdi Jendoubi *
3- Kaïs Saïed dit et fait ce que d’autres revendiquent depuis des années
C’est aussi un autre mal de notre démocratie, en plus d’être inefficace, elle est budgétivore. Elle a beurré les assiettes de ceux qui ont déjà un salaire, au lieu de donner un salaire à ceux qui n’en avaient pas. Oui la fameuse Karama/dignité, citée comme un des «objectifs de la révolution» et ajoutée à la devise de la République, passe par le salaire/revenu à tout citoyen en âge de travailler.
Oui notre constitution de 2014 a proclamé un droit à la vie digne. Relisez ses multiples articles sociaux du chapitre deux : Droits et libertés. Pourquoi la démocratie serait-elle menacée quand on touche aux prébendes de la caste démocratique constituée des nombreux postes de fonctionnaires de la démocratie créés par l’avalanche institutionnelle des années 2011, et ne le serait-elle pas quand les droits sociaux proclamés par la constitution restent inconnus d’une partie non négligeable de citoyens, galvaudés de promesses électorales non tenues par tous tout le long d’une décennie fascinante sur le plan purement intellectuel et politique, mais très difficile pour ceux qui ont des enfants à nourrir et à éduquer?
Si, honorables ambassadeurs, vous ne croyez pas à ce que vous écriviez dans votre déclaration «punitive», car si vous aviez déjà diagnostiqué bien avant l’arrivée sur la scène politique de M. Saïed, l’impasse démocratique de notre pays, je serais plus rassuré. Cela ne fera qu’ajouter un papier aux multiples papiers incantatoires censés guérir notre démocratie.
C’est à cette démocratie impuissante et inefficace que s’attaque le président Kais Saied récemment venu sur la scène politique tunisienne, et devenu, conjoncturellement, acteur principal de son destin. Ceux qui le critiquent sont ceux qui n’ont cessé de dénoncer depuis des années le tourisme parlementaire, ceux qui parlaient régulièrement de «tardhil» (rabaissement) du parlement et plus généralement de la politique, ceux qui à chaque déclaration dénonçaient les «knatria» (contrebandiers) devenus parlementaires, et les abus du statut d’immunité parlementaire conçu pour protéger les députés dans leurs activités publiques et non pour couvrir leurs erreurs ou égarements de simples citoyens, et certains même ont écrit noir sur blanc qu’il fallait descendre l’armée dans les rues et mettre en prison les «hommes politiques corrompus».
Nous avons tous rendu exécrable la démocratie aux yeux des Tunisiens, et quand le président Kais Saied s’attaque à ce pot-pourri démocratique, nous crions: «notre démocratie est menacée», et nous pleurons avec des larmes de crocodile, ce que nous n’avons jamais cessé, mois après mois, année après année, de dénoncer. De grâce, reprenez les vidéos et relisez la littérature politique du débat public tunisien. Allez comprendre quelque chose à ces retournements.
Tous responsables de ce que nous dénonçons à longueur de journée
Les temps sont difficiles pour nous tous, fils de ce pays et amis étrangers «soucieux de notre sécurité et de notre stabilité», car nous sommes dans leur espace géostratégique, et ce qui se passe chez nous peut les impacter.
Pourquoi cet échec politique endémique en Tunisie ? Pourtant nous réussissons bien dans d’autres sujets de créativité culturelle. Nous avons du beau cinéma, un théâtre d’avant-garde et des acteurs toutes catégories de haut niveau, des courants littéraires dynamiques, des livres de haute tenue dans différents domaines.
C’est le débat politique public, l’action des acteurs en compétition, le fonctionnement de la machine institutionnelle et surtout les enjeux collectifs qui font perdre la tête même aux personnes les plus sensées et les plus originales dont les CV individuels et les carrières publiques n’ont rien à envier au reste du monde, qui posent problème.
La réponse à ces questions, n’est ni évidente ni aisée, car le débat politique public en Tunisie est biaisé par l’esprit partisan, inévitable et nécessaire dans une société «démocratique apaisée», mais quand le système politique subit des tremblements de terres incessants d’un pays en perpétuelle «transition démocratique» où tout ce qui se construit sur le plan institutionnel risque facilement d’être remis en cause, une trêve des esprits de bonne volonté s’impose. Penser en dehors des lignes de démarcation politiques est pour nous tous une nécessité.
Comment diagnostiquer au-delà du jeu subtil des acteurs politiques tunisiens et des enjeux individuels de surface, les problématiques fondamentales qui sont à l’origine de cet échec collectif de la démocratie en Tunisie. Nous sommes tous responsables et redevables de cet échec.
Nous les citoyens qui continuons à brûler les feux rouges en pleine capitale, et qui nous transformons en loups solitaires qui s’attaquent sur la toile de manière humiliante, comme des guerriers numériques, à toute pensée indépendante qui nous déplairait. Donnez-nous un micro et nous vous diront qu’il faut appliquer la loi à tout le monde même par la force. Ce sont les mêmes citoyens, en contradiction avec eux-mêmes, qui continueront à brûler les feux de circulation tout en affirmant soutenir le président dans ses volontés de «nettoyage» (تطهير) institutionnel et social.
Mais ce sont aussi eux qui descendent volontairement dans la rue pour ramasser de leurs mains les ordures et nettoyer leur quartier, lors des campagnes nationales de propreté. Nous nous rappelons tous de cette belle campagne qui a salué l’arrivée de notre nouveau président à peine élu. Mais une campagne c’est un jour ou une semaine. Nous avons besoin de plus. Comment faire sortir de chacun ce bon côté enfoui dans les tracasseries de la vie commune ?
Entrepreneurs qui échappent subtilement aux impôts nécessaires pour payer la force publique qui veille à leurs trésors, pire encore, certains oublient de rembourser des millions de dinars de banques publiques, reçus généreusement des décennies durant, pour soutenir leurs entreprises.
Avocats, médecins, et d’autres encore, aux revenus notoires presque tous éduqués gratuitement dans les écoles et universités de la République et qui vous feront un scandale dès que l’Etat tente de récupérer par des mesures fiscales une infime partie de leurs revenus. L’honorable corporation des médecins de libre pratique a résisté au plus strict des premiers ministres, Hedi Nouira qui a tenté en vain, durant les années 1970, de trouver une formule pour fiscaliser les ordonnances. Et tous, ils vous chanterons la nécessité de sauver la République et d’appliquer la loi. Bien sûr à tous sauf à eux-mêmes.
«Pays légal, pays réel», diagnostiquait déjà Ahmed Mestiri
Monsieur le président Kaïs Saïed dit, du sommet de l’Etat, ce que les citoyens d’en bas disent et redisent depuis des années en sirotant leur thé au café du coin ou en pianotant sur leurs claviers pour se lamenter sur les murs des pages des réseaux sociaux, sans être entendus par leurs dirigeants bien élus, légitimes, mais incapables de les entendre. Trop fiers de leur échafaudage démocratique pour voir les failles du système et trop pris par les palabres que nécessite l’élection de chaque membre des multiples instances constitutionnelles pour être à l’écoute de leur propre peuple, de leurs électeurs.
Comment notre système politique démocratique en est-il venu à cette rupture avec le peuple, qui était le principal reproche que les démocrates des années 1970 adressaient à l’ancien régime ? Elus démocratiquement ou pas élus démocratiquement nous serions dans le même schéma décrié très tôt par un des pères de la lutte démocratique en Tunisie Maître Ahmed Mestiri, qui déjà dans les années 70 parlait de société légale et de société réelle, mettant en évidence ce hiatus entre gouvernants issus de la lutte anticoloniale et leur peuple. A cette époque on disait que les élections étaient tronquées, mais comment expliquer la perpétuation de ce hiatus dans un système démocratique dix ans après la révolution?
Peste ou choléra : dictature ou impuissance démocratique
Déjà en 1987 la déclaration du 7-Novembre proclamait : «Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et organisée sur la base du pluralisme des partis politiques et des organisations populaires», proclamation trahie par les promoteurs d’un régime qui s’est «renversé sur lui-même» (« نظام انقلب على نفسه ») comme l’a si bien conçu et écrit notre poète national Sghaier Ouled Ahmed en introduction d’un des ouvrages de Taoufik Ben Brik. Nous serions en 2022 en train de caresser des rêves de guide suprême? Pure aberration historique. Pure chimère. Pure perte de temps.
Les apprentis sorciers de la politique doivent savoir que la dictature n’est pas la volonté d’une personne hors norme contrairement aux apparences et aux affirmations gratuites, c’est un contexte historique local et international complexe, et cette page est historiquement révolue en Tunisie. Les Tunisiens ne doivent pas être forcés à choisir comme le disait Lénine, si ma mémoire est bonne, entre la peste et le choléra, entre la dictature et le pouvoir personnel d’un côté ou une démocratie inefficace de l’autre, où la parole est libre et l’action impuissante. La solution est ailleurs.
La bataille des esprits et de l’intelligence n’est pas gagnée
Où nous mènera notre président fort de ses convictions et de son honnêteté, solide comme un roc dans son rigorisme juridique, et assuré d’une large adhésion populaire, lui que nous n’avons pas entendu et peut-être pas pris suffisamment au sérieux, quand il a annoncé immédiatement après son élection une «nouvelle révolution dans la loi».
Notre président vit sa révolution dans sa tête, il sait où il va. Mais nous, nous ne le savons pas. Deux ans après son élection aucun document officiel ne présente clairement ce qu’il pense et ce qu’il envisage de faire. Tout citoyen non partisan qui veut tout simplement comprendre ce que veut notre président se trouve dépourvu face à une masse de discours que même le site officiel de la présidence ne juge pas utile de transcrire, à moitié enflammés par la force de conviction et l’indignation présidentielle de l’état de dégradation de la réalité politique de notre pays, indignation d’idéaliste et de novice en politique, et arme fatale qui lui a fait gagner le cœur de ce peuple fatigué de politique et de politiciens et en perpétuelle recherche de leaders dignes de sa confiance.
Monsieur le président a gagné cet enjeu majeur déjà considéré par le philosophe et historien chinois Confucius, cinq siècles avant notre ère, comme «pilier des empires», avant le blé et les armes : la confiance du peuple.
Mais aucune réforme sérieuse, utile et durable n’est possible sans gagner les élites de ce pays. Ce sont elles qui sont en position de concevoir, d’inventer de comprendre, d’expliquer et de réaliser toute réforme et toute action petite ou grande dans leurs secteurs respectifs. Les élites, existent en Tunisie dans les partis, mêmes affaiblis, qui sont une émanation historique incontournable de notre pays, comme l’a souligné le journaliste militant et homme politique Amor Shabou dans une vidéo récente de soutien critique au président Kaïs Saïed, et la théorie de science politique de la fin des partis existe bien, mais ce n’est qu’une théorie parmi d’autres, et les partis ne meurent pas quand on dissous leurs appareils. Nous en avons eu la preuve avec le parti centenaire qu’est le Destour/RCD toujours vivant par ses militants et ses réseaux même une fois déclaré dissous légalement. Ce sont des phénomènes historiques qui s’imposent à tout le monde. De même Ennahdha ou le POCT (Parti ouvrier communiste tunisien) ont existé de fait plusieurs décennies avant leur reconnaissance officielle après la révolution. Penser la société en termes de lois est insuffisant scientifiquement.
Les élites peuplent aussi les associations, les organisations nationales, les administrations et les entreprises publiques et privées. Les jeunes, chéris dans le discours présidentiel, sont aussi une composante des élites de ce pays. Toutes ces élites, instruites par les sacrifices de ce peuple qui a payé leurs études, il faut bien leur parler autrement que par des vidéos et des communiqués sibyllins de la présidence ou par chroniqueurs interposés.
Les convaincre par un long, et combien difficile travail de pédagogie politique, complètement absent pour l’instant. Parler aux citoyens et leur donner la parole par tous les moyens et vecteurs disponibles et en premier lieu les débats publics, vivants, et directs de face-à-face qu’aucune autre technique de communication même les plus modernes et technologiques, ne peut surpasser; c’est aussi une des multiples tâches de tout chef, de surcroît de tout chef d’Etat.
Les lois seules même les plus géniales, ne feront jamais une réforme. Juste elles s’aligneront dans les pages grises du Journal Officiel. C’est dans les têtes que la grande bataille doit se faire, une fois gagnée celle des cœurs. Nous restons sur notre faim.
* Universitaire retraité.
Précédents articles de la série :
http://kapitalis.com/tunisie/2022/02/11/tunisie-kais-saied-fossoyeur-ou-reformateur-de-la-democratie-1-3/
Tunisie : Kaïs Saïed, fossoyeur ou réformateur de la démocratie (2/3)
Articles du même auteur dans Kapitalis :
kapitalis.com/tunisie/2016/01/11/beji-caid-essebsi-mon-fils-avant-mes-compagnons-de-lutte/
http://kapitalis.com/tunisie/2018/03/31/tunisie-dirigeants-bien-elus-et-mal-recus/
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