Au-delà du débat sur le lien de causalité entre l’orthodoxie sunnite et l’échec de la transition démocratique dans le monde arabe après 2011, l’échec de la révolution du jasmin en Tunisie résiderait dans le fait qu’au lieu d’amener à l’intégration des partis islamistes dans la démocratie, c’est celle-ci qui a en réalité fini par être investie et instrumentalisée par eux; jusqu’au 25 juillet 2021.
Par Dr Mounir Hanablia *
«Aux fondements de l’orthodoxie sunnite» de Yadh Ben Achour est une œuvre de réflexion rédigée par un intellectuel confirmé et un juriste chevronné, qui possède en outre de solides notions d’histoire. Il a été publié en 2008, soit une année après le début de la crise des «subprime» qui faillit abattre le système financier international, et alors que les évènements du bassin minier de Redeyef, sévèrement condamnés par Barack Obama, ébranlaient l’assise du pouvoir de Ben Ali, usé par la corruption et le népotisme.
Ce livre possède à certains égards un caractère prophétique. Il annonce, en effet, le rôle important qui sera celui de l’auteur en 2011, chargé par l’autorité provisoire de mettre en chantier le processus juridique ayant conduit à l’Assemblée Constituante et au nouveau régime politique.
Cet écrit aide à comprendre les raisons qui ont conduit à assumer cette mission, sans pour autant les justifier. Fallait-il remonter pour cela aux fondements de l’orthodoxie sunnite? Peut être un certain attachement à ses propres racines l’explique-t-il.
L’auteur décortique dans cet ouvrage le cheminement politique, juridique, religieux, qui a fait d’un message éthique d’essence abrahamique prétendant supplanter l’alliance clanique, tribale, normative des rapports sociaux et économiques en Arabie, la foi d’un empire de dimension mondiale.
Règles sociales immuables élevées au rang de normes juridiques
Face au risque de décomposition de la nouvelle communauté engendré par les luttes pour le pouvoir politique, les terribles guerres civiles qui ont divisé la communauté après la mort du prophète, les assassinats des califes pourtant élus en comités restreints, et l’échec de la légitimité incarnée par la famille du prophète dans sa lutte contre la puissance militaire et administrative dominée par l’ancienne famille rivale polythéiste convertie à la nouvelle foi, la prise en compte des nouvelles réalités devenait un impératif pour un compromis entre le caractère idéaliste d’un message égalitaire à vocation universelle, et les ambitions humaines bien temporelles de ceux qui s’en réclamaient et qui prétendaient l’étendre.
Il fallait donc puiser dans le message coranique attesté par les hadiths, le consensus minimal autour duquel se réunirait la communauté des croyants, la Oumma. Ce consensus porterait sur des thèmes principaux : le Coran complétant et supplantant l’ancien et le nouveau Testaments; le sens de la création, de la vie et de la mort; le rite musulman; l’éthique; l’héritage; les rapports avec les non musulmans; les rapports avec les femmes. Et comme le Coran nécessitait une interprétation consensuelle de ses versets, c’est dans les commentaires relatifs à la vie du prophète Mohamed qu’on est allé rechercher les normes imposées par des situations dont il ne s’était pas fait l’écho et pour lesquelles rien n’avait été prévu; au prix d’une savante sélection.
On a ainsi abouti à un système où le rite associé à certaines règles sociales immuables élevées au rang de normes juridiques, caractérisait la piété d’une communauté indépendamment des caractéristiques ethnoculturelles de ses membres, et où la différence, qu’elle fût endogène ou exogène, n’était pas tolérée, dès lors qu’elle en remettait en question le bien-fondé.
Une communauté à la recherche de son unité et de sa cohésion
L’idée transcendante de ce livre est que dans une communauté à la recherche de sa protection, son expansion et sa cohésion, c’est la force de conviction de tous ses membres pour qui la préservation du consensus prime, qui la rend autant réfractaire à tout changement imposé par l’autorité, ou par les vicissitudes de l’Histoire.
On aurait tout aussi bien pu parler d’inertie, comme on le fait pour l’hindouisme, mais celui-ci s’est adapté au modernisme sans rien renier de ses fondements culturels ainsi que le prouve l’actuel gouvernement de l’Inde, alors que le Japon lui s’y est totalement immergé, et que la Chine constitue désormais l’un des piliers de l’économie globale, sans adhérer à la démocratie occidentale.
Mais l’adaptation de l’islam à son morcellement politique, à l’occupation de son territoire par les puissances coloniales et à la chute du califat n’est comparable qu’à celle du judaïsme après la chute de Jérusalem et la destruction du temple. Les mécanismes d’adaptation à la réalité du monde furent nécessairement profanes à l’instar de la jurisprudence, la comparaison, ou la prise en compte de l’intérêt collectif hors des commandements religieux, ils ont permis une relecture des lois issues du Coran en fonction de leur contexte et du but poursuivi, ainsi que l’émergence d’un droit dit naturel aux antipodes de celui admis à l’origine, assimilant les normes modernes du droit.
Cependant l’auteur est critiquable quand il compare Daech à l’Etat Almohade ou Almoravide, pour la bonne raison qu’au sein de ces derniers il y avait une justice régulière qui fonctionnait en dehors de tout arbitraire, et que les royaumes des Taifas avaient fait appel à eux pour les défendre contre les envahisseurs venus du nord; alors que Daech, ou les Talibans en Afghanistan, sont nés d’une occupation étrangère, de l’interventionnisme de pays voisin, la Turquie ou le Pakistan, et en particulier dans le cas de Daech, se sont rendus coupables de nombreux massacres contre des musulmans.
Prétendre que le terrorisme contemporain a ce qui l’attise dans la religion musulmane, c’est justement faire fi de toute l’histoire du cheminement intellectuel ayant entouré sa formation et son évolution, et la limiter à une de ses manifestations historiques particulières, le Wahhabisme. L’auteur reconnaît cependant que toute culture peut conduire dans certaines circonstances à une dérive violente.
La démocratie ne saurait être considérée hors de son contexte historique européen
La deuxième critique est celle divisant les musulmans en croyant intégral, théocrate apaisé ou passif et théocrate radical; c’est déjà leur dresser un procès d’intention, qui sous-estime l’influence qu’a pu laisser sur eux la colonisation ainsi que la société de consommation.
La troisième critique, et la plus grave relativement aux conséquences ultérieures que cela eut pour l’auteur et pour son pays, c’est d’avoir postulé que les mécanismes d’arbitrage purement formels issus de la démocratie suffiraient à neutraliser la tentation théocratique définie comme structurelle à la société musulmane, à y instaurer le pluralisme politique et l’alternance au pouvoir. Il y a déjà une part d’inexactitude à considérer la démocratie hors de son contexte historique et économique européen particulier, en tant que destinée politique finale de l’humanité.
La formation de l’orthodoxie sunnite n’a jamais eu pour déterminisme l’intégration dans la mondialisation et la mise sous tutelle des lois du marché, même si elle a abouti à un empire transnational. Au contraire, l’islam est apparu dans une société, celle de la Mecque, déjà intégrée dans le commerce international de l’époque, dont le pouvoir largement collégial tirait sa puissance politique des bénéfices de ce commerce. La Mecque pré islamique fut bien une république marchande avant l’heure dirigée par une assemblée de notables, une sorte de sénat, et l’islam un mouvement d’opposition contre l’ordre politique, social, et économique, y prévalant.
Islamisation formelle et évolution rétrograde de la société
Le phénomène c’est que les courants théocratiques locaux après janvier 2011, ayant adopté la forme moderne du parti politique, n’ont cessé d’agir pour une islamisation purement formelle et une évolution rétrograde de la société, au besoin par l’usage de la violence, tout en adoptant le cadre institutionnel de l’assemblée élue œuvrant pour leurs propres intérêts matériels et temporels. Cela explique largement la désaffection des masses à leur égard.
Au lieu d’assister à l’intégration des partis islamistes dans la démocratie, c’est celle-ci qui a en réalité fini par être investie et instrumentalisée par eux; jusqu’au 25 juillet 2021.
Si l’illusion de certains libéraux fut de leur mettre le pied à l’étrier, en tablant sur leur conversion aux normes de la pensée positive ou sur l’inévitable désaffection ultérieure de l’électorat, le coût en a été prohibitif.
Le prochain défi sera de débarrasser le pays de la subordination de ses intérêts nationaux fondamentaux aux contraintes d’une mondialisation désormais chancelante avec la guerre de l’Ukraine.
* Médecin de libre pratique.
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