Avec l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le 24 février 2022, la guerre s’invite dans le débat public national dans de nombreux pays notamment la Tunisie. Aussi bien dans les médias que sur les réseaux sociaux, cet événement planétaire va être l’occasion aussi bien pour le grand public que pour nos «professionnels» de l’information, non pas pour dénoncer la guerre et ses atrocités, indépendamment de savoir qui agresse qui, mais pour mener une campagne contre le «méchant Occident», coupable de soutenir d’une manière active le pays agressé.
Par Salah El Gharbi *
Ainsi, depuis trois semaines, alors qu’en Ukraine, les populations civiles sont terrorisées, des villes entières bombardées et des vies humaines sont fauchées, chez nous, les voix de l’indignation continuent à s’élever contre les «Occidentaux» qui sèmeraient le trouble en mettant le bâton dans les roues de Poutine, notre nouveau Saddam, le seul capable, à nos yeux, de nous venger contre l’arrogance et le mépris de l’innommable bande des «amis d’Israël».
À l’évidence, entre David et Goliath, nous sommes toujours enclins à prendre position en faveur de la force brutale. Quand Saddam avait envahi le Koweït, on n’a pas hésité à nous enflammer pour l’exploit de l’Irakien.
Des chroniqueurs… pour la guerre
À l’époque, conformément à la prise de position d’Arafat, même les Palestiniens (du moins, une bonne partie d’entre eux) qui travaillaient dans ce petit pays, avaient accueilli favorablement les envahisseurs. Par conséquent, les questions de légitimité ou de droit, celles des enjeux politiques ou stratégiques…, on ne s’embarrasse guère. D’ailleurs, même nos intérêts les plus directs et les plus immédiats, on n’en a rien à cirer. Que le prix des carburants ou celui du blé augmentent et que cette crise puisse avoir des conséquences néfastes sur notre porte-monnaie, cela importe peu. Car rien ne vaut cette jouissance que nous procure le fait de voir l’«Occident» aux abois, malmené par notre ami Poutine, qui vient nous venger sur «nos ennemis» et nous purger de nos ressentiments et de nos aigreurs et calmer notre dépit.
Ainsi, il y a quelques jours, sur les ondes d’une radio privée, et dans le cadre d’une sorte de talk-show (5 à 7) sur l’actualité du moment, il était question de commenter un événement qui venait d’émouvoir des centaines de millions de personnes dans le monde. Il s’agissait de l’acte d’une journaliste russe qui était intervenue en direct pendant le JT le plus regardé en Russie pour dénoncer la guerre en Ukraine. Alors que, partout dans le monde, on a salué le courage de cette femme, mère de deux enfants, qui venait de prendre le risque d’être enfermée pour 15 ans et qui, par son geste, n’avait pas fait que rompre le silence imposé aux médias russes de ne pas évoquer la guerre en Ukraine, nos chroniqueurs ont préféré s’acharner sur elle d’une manière péremptoire, éhontée et pathétique.
Ignorance, mauvaise foi et paresse intellectuelle
Ainsi, dans les interventions de nos chroniqueurs, la sentence a été unanime. Selon eux, cette femme serait coupable de ne pas avoir «respecté les règles déontologiques» (ce qui, dans la bouche de ces journaleux, ne peut que susciter le rire) puisque, non seulement elle aurait «perturbé le cours normal du JT», mais aussi, d’être complice des Occidentaux dans leur campagne contre «l’ami Poutine». Mais comme cet argument n’était pas suffisamment pertinent, nos journaleux n’ont pas hésité à sortir l’arme lourde. «Deux poids, deux mesures, scandait-on. En Occident, on en fait trop à propos de cette invasion russe en Ukraine. Pourquoi ne parle-t-on pas quand il s’agit de la Palestine?». Et nos chroniqueurs, nourris de littérature facebookienne, de revomir les perpétuelles litanies sur «l’occupation de la Palestine», sur «l’invasion de l’Irak», dont «l’Occident» serait responsable, comme si ce dernier était une entité compacte, englobant des Etats godillots qui ne réfléchissaient pas, ne débattaient pas entre eux, qu’ils étaient incapables d’avoir des opinions et des positions divergentes, voire même, parfois, diamétralement opposées…
En vérité, nos journaleux, de mauvaise foi ou par paresse intellectuelle, semblent ignorer qu’à titre d’exemple, hormis l’Angleterre et de l’Espagne, les pays de l’Europe occidentale n’ont jamais cautionné l’invasion menée par les Américains contre l’Irak et qu’en 1995, les forces de l’Otan ont bombardé les Serbes pour protéger les Bosniaques… qui sont des musulmans…
Pourquoi devrions-nous choisir le camp de Poutine? Au nom de quelles valeurs? Dans quelle mesure le conflit entre les «Occidentaux» et la Russie de Poutine pourrait avoir un impact sur notre quotidien et sur notre devenir?…
Emotifs, déboussolés et abrutis par des discours lénifiants
De telles questions ne sauraient effleurer nos esprits. Vous pouvez disserter sur le fait que le destin de la Tunisie obéit à une fatalité géographique et que l’histoire a fait de sorte que nos liens avec les pays du nord de la Méditerranée ont toujours été assez forts (les trois quart de nos échanges se font avec ces pays). «Niet !» Car, chez nous, on ne s’embarrasse pas de savoir où résident nos intérêts dans l’immédiat ou à long terme. Chez nous, on est constamment dans l’émotion, ballottés entre deux sentiments extrêmes, l’adoration et la haine absolue. Ainsi, pour nous, se poser des questions, chercher à nuancer, démêler le vrai du faux, vouloir savoir…, c’est enquiquinant. Pourquoi s’encombrer la cervelle tant qu’on a, à notre portée, une riche panoplie de réponses toutes prêtes pour nous donner bonne conscience?
En somme, notre attitude vis-à-vis de cette guerre qui se déroule à quelques milliers de kilomètres de chez nous ne fait que trahir ce que nous sommes, une population déboussolée, arrogante, abrutie par des discours lénifiants. Si nous sommes indulgents avec Poutine, c’est parce qu’on partage avec lui aussi bien le culte de la violence brutale et, souvent, gratuite, mais aussi, le même idéal politique, celui du pouvoir autocratique qui est censé nous protéger de l’anarchie qui est au fond de chacun d’entre nous. Et si l’on nourrit de la haine envers les Occidentaux, c’est parce qu’on n’est pas en paix avec nous-mêmes et qu’on a besoin d’un exutoire capable de nous débarrasser de nos hantises.
* Universitaire et écrivain.
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