« L’Europe et l’Islam », essai de l’historien tunisien Hichem Djaït, décédé le 1ᵉʳ juin 2021, a l’immense mérite de susciter toujours, plusieurs décennies après sa publication, un effort de réflexion sur l’avenir de l’islam, au moins dans les limites de certaines convictions qu’entre les années 60 et l’époque actuelle, beaucoup de musulmans ont partagées.
Par Dr Mounir Hanablia *
Ce livre a été publié après «la victoire arabe» de la guerre d’Octobre 1973 et le premier choc pétrolier, avant la révolution iranienne de 1979, en pleine ère de confrontation entre l’économie de marché et le socialisme. Il prétend restituer dans l’histoire contemporaine et sur l’échiquier géopolitique la présence qu’il estime devoir être reconnue au monde arabo-musulman et que l’Europe conquérante et victorieuse a pendant longtemps niée, mais cette prétention est atténuée par une interrogation, celle de sa capacité à rattraper son retard, sans s’insérer dans la vision marxiste de l’histoire, c’est-à-dire sans perdre son âme.
Le passif historique entre islam et occident
L’auteur, historien dont l’érudition est remarquable, rappelle en reprenant les thèses des orientalistes pour le plus souvent les réfuter, parfois celles des marxistes, ou bien des penseurs allemands tels Hegel et Spengler, comment l’idée de l’Europe est née d’un contentieux historique contre l’islam qui s’est développé, d’abord à partir de l’Eglise, ensuite de l’Orientalisme, pour durer et prospérer.
C’est en s’interrogeant sur les racines de cette hostilité immanente que le concept de la modernité occidentale est analysé et expliqué, pour aboutir en fin de compte à la conclusion que ses racines plongent dans le vieux fond oriental qualifié d’arabe que l’islam en réalité n’a fait que parachever, et qui a inspiré la civilisation gréco-romaine, puis à travers le christianisme, les peuples germaniques conquérants de l’empire romain. Le concept central de ce modernisme est sa capacité à emprunter puis à se remettre en question, contrairement aux cultures dont l’objectif est de pérenniser les caractères propres d’une société. Son caractère universel est donc intrinsèque à sa genèse, et l’Europe n’en a été que la matrice, peut-être de circonstance selon une vision historiciste.
A la lueur des développements ultérieurs que le monde a connus, ce livre possède une lucidité remarquable, et même un caractère parfois prémonitoire, même s’il pose comme postulat que le socialisme (scientifique) en tant que réalité pérenne.
Le passif historique entre islam et occident s’est alourdi avec les guerres du Golfe et contre le terrorisme, et il est douteux que celles-ci eussent été menées sans la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union Soviétique.
Le mythe d’une oumma solidaire vole en éclat
La Chine a mené (sa courte) marche vers l’économie de marché avec le succès planétaire que le monde lui reconnaît volontiers, sans passer sous les fourches caudines de la démocratie, contrairement au Japon. Mais l’idée centrale de ce livre est toujours d’actualité, c’est celle de l’avenir de l’islam en tant que fait historique et géopolitique dans le monde d’aujourd’hui, alors que la voie d’échappement vers le marxisme est désormais hors service, et que la guerre contre le terrorisme, avec l’invasion, l’éclatement et la dévastation de l’arc de cercle qui s’étend de l’Atlantique à l’Asie Centrale a fait voler en éclat le mythe d’une oumma politiquement solidaire dont l’auteur il faut le reconnaître a toujours pris acte.
Au début des années 70, il n’ y avait ni islamisme ni terrorisme islamiste; ils ne sont donc nullement une donnée inhérente au fait islamique ainsi que l’avatar le plus tardif de l’orientalisme créé par la propagande de guerre américaine et repris par le populisme xénophobe occidental, tend à le faire croire, pour l’utiliser contre l’immigration.
Le matérialisme dialectique constituait en effet une alternative à l’aliénation des pays d’islam, pour beaucoup d’intellectuels, l’autre alternative étant le libéralisme, la lutte ayant pour enjeu le contrôle des masses.
Le fait islamique en tant que réalité apparaissait en voie de dissolution, seule une certaine idée de la solidarité persistait au moins dans le discours politique, et les masses, demeuraient les dépositaires de ses manifestations culturelles, dont les pouvoirs tenaient à tirer leur légitimité.
Cinquante années plus tard, après l’accession des islamistes à la réalité politique dans un cadre imposé de l’extérieur, le discours et les symboles de la solidarité ont disparu, la normalisation avec l’État d’Israël en constitue la manifestation la plus éclatante. Mais l’émergence de l’intellectuel musulman éclairé descendant en droite ligne de la Nahda du XIXe siècle, que l’auteur, l’un de ses ultimes représentants, appelait de ses vœux, n’a pas eu lieu; c’est le salafiste qui finalement a pris sa place, et par un jeu d’ imposture récupéré la symbolique du modernisme, au point d’en baptiser l’un des partis politiques les plus rétrogrades qui aient accédé au pouvoir dans ce pays, avec les conséquences que l’on sait.
La question du devenir de l’islam n’est pas réglée
La question du devenir de l’islam, après 20 ans de guerre en Irak et 40 ans en Afghanistan, n’est donc toujours pas réglée, et il apparaît aujourd’hui comme l’homme malade du monde, pris en étau entre les Etats-Unis, la Chine, l’Europe en tant qu’entité géographique, et depuis toujours, la Russie.
Ce sont les masses, ainsi que l’a justement rappelé Yadh Ben Achour, qui demeurent les dépositaires du fait islamique, dans tout son empirisme; à la notable différence près qu’elles sont privées de l’élite intellectuelle moderniste, qui pour ne pas perdre son âme, leur sied, et qu’elles ont accédé, pour une bonne part d’entre elles, aux contraintes du consumérisme.
On regrettera que l’auteur, aujourd’hui décédé, se soit abstenu de donner une suite à cet ouvrage au regard des bouleversements politiques survenus dans le monde arabe et musulman après la guerre anti-terroriste et se soit cantonné à une relecture, certes critique et de valeur, des origines du fait musulman. Mais on lui reconnaîtra néanmoins l’immense mérite de susciter toujours plusieurs décennies après sa publication un effort de réflexion sur l’avenir, au moins dans les limites de certaines convictions qu’entre les années 60 et l’époque actuelle, beaucoup de musulmans ont partagées.
* Médecin de libre pratique.
- L’Europe et l’Islam, essai de Hichem Djaït, 192 pages, éditions du Seuil, Paris, 1er mars 1978.
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