L’ayant fait une première fois, il y a deux mois, nous ouvrons de nouveau les colonnes de Kapitalis à un père tunisien dont la fille, prénommée Nour, se trouve «piégée» du côté russe de la zone de guerre, là où la pression économique exercée par l’Occident sur Moscou se fait sentir de plus en plus lourdement. Les médias occidentaux, pour des raisons qui les concernent, n’en parlent pas ou pas assez. La correspondance, que nous publions ci-dessous, soulève cet aspect de l’asphyxie à laquelle la Russie de Poutine est soumise. Nour, étudiante tunisienne en Russie, victime collatérale, en pâtit elle aussi…
Par Farouk El-Arbi *
Vous connaissez sans doute cet enseignement de la sagesse populaire tunisienne qui dit «Ya3mlouha lekbar we tou7el fiha esghar» (les grands font la bêtise et les petits en payent les prix). Excusez cette traduction approximative.
Dans l’histoire que je m’en vais vous conter, les grands, ce sont Poutine, Biden, Zelensky, Macron, Scholz, Johnson… Ils sont grands et leurs erreurs sont grandes aussi. Les petits, ce sont notre fille Nour, sa mère, son frère et moi-même, la Tunisie, le Maroc, l’Algérie… l’Ukraine (?), qui avons l’obligation, d’une manière ou d’une autre, de passer à la caisse –même si nous n’y sommes pour rien, pour rien du tout.
Une question de construction de rêve
Faisons les présentations : ma femme et moi sommes enseignants du secondaire dans un lycée de l’Ariana. Un couple de Tunisiens moyens, en somme, qui avons un fils aîné Mehdi, ingénieur en pétrochimie, et une fille Nour, étudiante en 4e année de médecine, en Russie.
Jusque-là, tout est normal, ordinaire. C’est la suite qui ne l’est pas du tout.
Nour, avec sa moyenne de 15,40/20 en bac sciences expérimentales, n’a pas pu obtenir médecine en Tunisie. Qu’à cela ne tienne, nous nous sommes dit. Le sacrifice que nous avons consenti est certes financièrement élevé, mais nous l’avons fait de gaité de cœur : cet effort valait bien la peine pour l’avenir de notre fille et pour son rêve d’être un jour médecin.
Cela fait depuis un peu plus de trois ans que ça dure. Financièrement, c’est épuisant, comme vous pouvez l’imaginer : en sus de ses frais d’installation du début de l’année (les 10.000 dinars tunisiens (DT), soit près de 350.000 roubles, il fallait faire parvenir à Nour, mensuellement, les 3.000 DT, l’équivalent de 104.000 roubles.
Cet aspect matériel du déplacement de notre fille à l’étranger n’est pas le plus important. Nous tenions, nous tenons toujours, à son équilibre et à ce qu’elle construise son rêve comme elle le souhaite. Sur ce point, je suis certain que nous faisons ce qu’il faut et comme tous les parents tunisiens. Nos parents, n’ont-ils pas fait autant, sinon plus, pour nous ?
Je vous épargne les détails de la première année de l’installation de Nour en Russie, plus précisément à Riazan, à 204 km au sud-est de Moscou, son adaptation, nos appels téléphoniques sur WhatsApp et Messenger –un grand merci, au passage, à Mark Zuckerberg, pour ce cadeau de la gratuité des communications…
Le Covid 19 a grippé la machine
En gros, la première année de Nour à la Riazan State Medical University (RSMU) s’est déroulée, dans son ensemble, normalement. Notre fille a facilement trouvé ses repères. Accompagnée par deux de ses camarades de lycée, ce petit groupe n’a pas eu beaucoup de difficultés à surmonter l’éloignement –la nostalgie a été une affaire de deux ou trois semaines. La suite s’est résumée à ce sur quoi nous nous étions mis d’accord notre fille et nous : notre partie du contrat consistait à lui fournir les moyens pour qu’elle réussisse sa partie du contrat, c’est-à-dire réussir ses études. Outre les frais de son installation, un virement mensuel via Swift de 3.000 dinars contre sa promesse d’y mettre toute son énergie et sa volonté pour réussir son année universitaire. Elle et nous avons rempli notre mission. Le premier été de vacances de Nour parmi nous a été merveilleux.
Le Covid 19 –cette calamité que personne n’avait vue venir– a grippé la machine et les arrangements de l’année précédente. Ne nous en plaignons pas trop : la pandémie a obligé Nour de suivre ses cours à distance. Le distanciel n’était pas la solution idéale. Nous avons accepté ce mal du télé-apprentissage avec patience, car, pour nous, l’alternative d’une ou de deux années blanches n’était pas envisageable.
Vint ensuite la quatrième année et sa reprise tardive. Chers lecteurs, encore une fois, veuillez excuser certaines longueurs de mon récit.
Nour a donc retrouvé la RSMU, en décembre dernier, et elle a enfin repris ses cours en présentiel normalement. Tout paraissait limpide en ce début d’année universitaire 2021-2022 : les adieux et la séparation à l’aéroport Tunis-Carthage, nous en avons pris l’habitude; prendre rendez-vous pour l’été prochain; quelques conseils de dernière minute; Nour qui s’engouffre dans la zone voyageurs; notre retour pour suivre par la voie de Flightaware l’avion «de notre fille» du début jusqu’à son atterrissage.
Il a fallu à Nour une petite semaine pour sa réinstallation et la bonne reprise de ses cours.
Où est passé notre dernier virement Swift ?
Janvier 2022, la tension montait entre Moscou et Kiev, mais on ne voulait pas croire au pire qui se préparait. Personne ne pouvait (ne voulait) penser que les désaccords entre Poutine et Zelensky allaient déboucher sur l’éclatement d’une guerre. Le pire est donc arrivé à la fin de la dernière semaine de février, lorsque l’armée russe a attaqué l’Ukraine.
Pour notre part, ici à Raoued, Ariana, nous ne souhaitions pas communiquer notre inquiétude à Nour. Nous jouions à faire semblant et à dire qu’il s’agissait tout simplement d’une démonstration de force du tsar russe et de la réaction de sursaut nationaliste d’un comédien-devenu-président d’Ukraine. Nous minimisions les choses du mieux que nous pouvions, jusqu’à ce qu’il n’était plus possible de cacher la vérité dans sa totalité.
Eh non, ça n’était pas une mince affaire, même du côté russe. Le coup de main occidental donné à Volodymyr Zelensky allait vite se faire sentir en Russie. Les prix ont flambé (lait, sucre, légumes…) et certains produits de première nécessité ont carrément disparu. Le boycott occidental se fait durement sentir. Les autorités russes peuvent le cacher encore, mais les conséquences quotidiennes des mesures occidentales sont là et les Russes en souffrent, en silence. Nour nous raconte que les prix des transports comme les taxis Uber, par exemple, sont montés en flèche. Les réseaux sociaux sont totalement interrompus.
Petit à petit, les opérations bancaires sont mises à l’arrêt. D’ailleurs, notre fille n’a pas reçu notre dernier virement Swift. Et il n’était pas question d’envoyer quoi que ce soit via Western Union à partir de la Tunisie. Perdant patience, il ne nous restait plus que le recours à un ami tunisien résidant en Arabie saoudite pour qu’il envoie à Nour 2.000 euros de dépannage, en attendant de faire mieux pour trouver un complément.
Notre fille doit faire face à des factures mensuelles régulières, par exemple un loyer de 30.000 roubles (900 DT), qu’elle partage avec son amie tunisienne colocataire.
Voilà, donc, où nous en sommes. Notre fille Nour est loin de nous, très loin, à plus de 4.200 km de Raoued et nous –ou une âme charitable– devrions lui porter secours, par n’importe quel moyen.
«Quelle connerie la guerre», s’est exclamé le poète français Jacques Prévert.
* Professeur d’Anglais à l’Ariana.
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