La mission qu’effectuent des membres du gouvernement et des hautes cadres de l’administration à Washington pour négocier avec le FMI les conditions d’un nouveau prêt est entourée du plus grand secret par les autorités tunisiennes. Cette opacité nous amène à nous demander si la Tunisie n’est pas en passe d’amorcer un demi-tour sur place, pour restaurer un système d’information à deux vitesses: une vitesse à l’eau de rose destinée exclusivement à l’extérieur, et l’autre vitesse plus opaque, plus boiteuse destinée à la consommation intérieure.
Par Dr Samir Trabelsi
Déjà dans la cohue de Washington DC, pour participer aux Spring meetings du Fonds monétaires international (FMI) et de la Banque mondiale, le ministre de l’Economie et du Plan, Samir Saïed, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El-Abassi, et les hauts fonctionnaires tunisiens sont en mission officielle, dans leurs valises diplomatiques des réformes douloureuses à négocier avec le FMI. Pour un autre prêt, une autre assistance et un autre revers pour la révolte du jasmin. Ça passe ou ça casse!
Top secret, les enjeux sont énormes pour la Tunisie. Dans un contexte politique tendu et dans un contexte budgétaire des plus difficiles que notre pays ait vécu depuis son indépendance. Et c’est probablement pour cela que la mission est entourée d’un black-out total. Bonjour la transparence !
Le gouverneur de la BCT a rencontré le président Kaïs Saïed, le 15 avril 2022, quelques heures avant son décollage vers Washington et rien n’a filtré au sujet des directives présidentielles au regard des enjeux à négocier avec le FMI, de la position officielle à tenir face au recours du Club de Paris, aux agences de notation… et autres sujets brûlants de l’heure.
Ce black-out confirme l’incertitude qui plane dans l’aire du temps! Cela n’augure rien de bon pour la trajectoire à venir, rien de rassurant pour l’opinion publique et rien de bénéfique pour les opérateurs économiques en Tunisie.
Frileux, ni le gouvernement, ni la BCT n’ont émis aucun seul communiqué à ce sujet. Une censure? Des huis clos à répétition, une opacité digne des années de braise de l’ère du dictateur Ben Ali.
La nature n’aime pas le vide!
Face à ce black-out, l’incompréhension, les spéculations et les rumeurs enflent de façon inquiétante! Dans les salles de marché, ce silence et cette opacité augmentent la prime de risque et la spéculation au sujet de crédibilité du pays.
La responsabilité de ce déficit d’information incombe totalement au gouvernement tunisien qui refuse d’informer ses citoyens et payeurs de taxes, au sujet des objectifs à atteindre par cette mission difficile, mais pas impossible…
Le gouvernement tunisien, l’Etat issu de la révolté du jasmin renouent avec les réflexes et les pratiques du dictateur Ben Ali (1987-2011). Le gouvernement tunisien doit sortir de son mutisme au sujet de cette mission périlleuse et aux enjeux qui dépassent les générations présentes.
Les autorités tunisiennes doivent communiquer et informer pour rassurer. c’est important pour maintenir les liens et pour ne pas briser le cordon de la confiance.
Après tout, la mission au siège du FMI à Washington est payée par les payeurs de taxes d’aujourd’hui, et ses conséquences vont impacter de plein fouet les jeunes générations (présentes et à venir) qui vont assumer l’essentiel des dégâts d’un surendettement devenu toxique. Nos enfants et petits enfants!
Le voyage de la délégation tunisienne au siège du FMI à Washington coûtera aux contribuables quelques 200 000 $, en devises fortes (10 personnes pour une semaine) soit quasiment 600 000 dinars, l’équivalent du salaire annuel total de 150 personnes employés à plein temps, en Tunisie.
C’est énorme pour se permettre un tel silence et une telle opacité. En Europe ou au Canada, pour moins que cela des organismes de la société civile aurait porté plainte pour abus de confiance et délits de rétention d’information cruciale pour les citoyens et opérateurs économiques.
Les médias nationaux soutiennent, sans preuves convaincantes, que l’objectif principal de cette mission est de négociatier et de conclure une entente avec le FMI pour un nouveau prêt en contre-partie de réformes économiques douloureuses pour la Tunisie. Le tout, alors que ces mêmes réformes et conditionnalités du FMI n’ont pas été discutées publiquement et de façon transparente, ne faisant pas consensus en Tunisie, le parlement étant dissous, les partis exclus de facto des discussions au sujet des réformes exigées par le FMI.
La mission est cruciale pour l’économie, pour la dette et l’évitement d’un éventuel défaut de paiement de l’Etat.
La confiance prend pour son grade
Les opérateurs économiques en Tunisie s’inquiètent de ce black-out porteur d’incertitudes, empêchant de voir ce qui se trame à Washington, au nom des Tunisiennes et Tunisiens.
Les payeurs de taxes craignent le pire, sachant que de telles négociations vont certainement se traduire par des coupures dans les services publics, par des pertes en pouvoir d’achat et de la valeur du dinar.
Mais la première et dernière victime de cette opacité a trait à la confiance des citoyens envers le gouvernement et la Banque centrale. Le capital de confiance constitue le moteur de la prospérité et du progrès des nations. Les pays où le capital de confiance est au plus bas sont ceux-là mêmes qui sont les plus précaires et les plus portés à quémander mesquinement les aides et les prêts au niveau international.
Aux aguets des news…
Dans un contexte déjà très tendu politiquement, les négociations avec le FMI se tiennent à huis clos ou presque.
Les électeurs et l’opinion publique en Tunisie sont tenus à l’écart et les rares informations sont obtenues par le recours aux médias étrangers, par les agences internationales. Des agences principalement anglophones.
Les rumeurs se multiplient, et tous les Tunisiens sont, comme du temps de Ben Ali, branchés sur Google et les informations de Bloomberg, Reuters, et compagnies.
Et cela n’aide pas à restaurer une confiance collective déjà chancelante envers les élites de L’Etat et envers le système bancaire tunisien, dans son ensemble!
Durant les dernières 48 heures, trois informations importantes ont été véhiculées par des sources internationales sans que les autorités tunisiennes, gouvernementales ou monétaires (Banque centrale) n’en disent un seul mot aux citoyens et médias tunisiens.
Première information vient de la directrice générale du FMI. Celle-ci surprend la délégation tunisienne en déclarant, par le biais de la chaîne de télévision de Bloomberg l’urgence de rencontrer les délégations de la Tunisie (en plus de celle de l’Egypte et du Siri Lanka). Au menu, le surendettement et l’impératif de le restructurer au préalable à tout programme et accord entre la Tunisie et le FMI.
«The good news is that we see debt, we follow it, and we are already zeroing in on countries that are in need of debt restructuring», déclare à Bloomberg la directrice générale du FMI et ajoute : «We have to press for debt restructuring.»
Traduction : «La bonne nouvelle c’est qu’on focalise notre effort sur l’endettement, et on est en train de cibler les pays qui ont besoin d’une restructuration de leurs dettes… On doit faire pression pour restructurer la dette… des pays avec qui on va s’assoir», ajoutant que le FMI va s’assoir avec Sri Lanka, Égypte et Tunisie… «Will sit with Sri Lanka, we will sit with Egypt, we will sit with Tunisia, and we will discuss what realistically needs to be done», laissant entendre que la dette de ces trois pays doit restructurée… sans dire comment, par le Club de Paris, ou pas!
Deuxième information : l’agence Bloomberg annonce que la BCT a dit son niet à un programme de restructuration de sa dette. Mais, la BCT n’a émis aucun communiqué, son dernier date du 30 mars…
Plusieurs agences internationales, ayant investi dans la dette tunisienne, ont aussi véhiculé ces informations dans leurs analyses et bulletins d’information de cette fin de semaine. Avec agacements et incertitudes…
L’information circulant sur des sites anglophones portent à croire que la question de la restructuration de la dette va constituer un enjeu crucial dans les négociations avec le staff du FMI. Le FMI croit dur comme fer que la dette tunisienne est désormais insoutenable… et que notre pays risque de faire un défaut de paiement, si rien n’est fait!
Troisième information, et non la moindre, indique que l’Etat tunisien a donné son accord final pour se départir de sa part dans le capital de nombreuses sociétés, dont Nouvelair (compagnie de transport aérien). C’est Reuters qui a rapporté l’information et détails liés, cette fin de semaine, en plein weekend de Pâques.
Sur ces trois informations, aucun communiqué public n’est produit par l’Etat tunisien, pour les médias tunisiens, pour l’opinion publique et pour les payeurs de taxe.
Restaurer la communication
La transparence est largement reconnue comme un principe fondamental de la bonne gouvernance. La transparence signifie partager des informations et agir de manière transparente et ouverte.
Le libre accès à l’information est un élément clé de la promotion de la transparence. Les bonnes informations sont celles qui tombent à point nommé, opportunes, pertinentes, exactes et complètes pour être utilisées efficacement.
La transparence permet non seulement d’informer le public sur les idées et les propositions de développement, mais aussi de convaincre les citoyens que les organismes publics sont intéressés à écouter leurs points de vue et à répondre à leurs priorités et préoccupations. Cela renforce la légitimité du processus décisionnel et renforce les principes démocratiques. L’économie et les opérateurs en tirent profit, puisque l’information et la transparence réduisent les incertitudes… et donc les coûts de production (coûts marginaux).
La transparence influence également l’engagement civique de manière plus directe. La proactivité est conditionnée par la bonne transparence, elle est souvent la clé d’une implication réussie des citoyens et du secteur privé.
Les gouvernements qui partagent leurs évaluations et leurs plans avec leurs citoyens et opérateurs économiques sont les plus portés à capitaliser sur la confiance.
Ainsi, la transparence peut aider à stimuler l’engagement actif du secteur privé et de la société civile dans les affaires publiques, confirmant ainsi le nouveau rôle du gouvernement en tant que facilitateur et facilitateur de l’accès aux biens et services, plutôt que fournisseur et contrôleur de ceux-ci.
La littérature économique suggère diverses manières par lesquelles une plus grande transparence peut réduire l’asymétrie d’information entre les mandants et les agents, améliorant ainsi les choix des politiques publiques.
Pour les théories de la gouvernance, Holmström (1979) a traité de l’asymétrie de l’information et de d’aléa moral lié (principal-agent), démontrant que plus l’agent (décideur) dévoile de l’information, plus il est crédible (moins roublard) en face du principal (électeur, actionnaire et citoyen).
Les recherches empiriques récentes suggèrent que le manque de transparence et de contrôles institutionnels efficaces sont les principaux facteurs conduisant à des choix inadéquats des politiques publiques telles que les projets d’investissement et les dépenses d’approvisionnement.
Broadman et Recanatini (2002) soutiennent qu’un système bien établi d’institutions de marché, comprenant des règles claires et transparentes et des freins et contrepoids pleinement fonctionnels, réduit les opportunités de recherche de rente et donc les incitations à la corruption.
Dans un contexte transnational, Brunetti et Weder (2003) et Ahrend (2002) montrent qu’une presse libre, non corrompue, et bien informée peut être un puissant moyen de contrôle de la corruption.
Et, ironie de l’histoire, l’opacité qui entoure la visite du gouverneur de la BCT, le staff ministériel, à Washington, nous amène à se demander si la Tunisie n’est pas en passe d’amorcer un demi-tour sur place, pour restaurer un système d’information à deux vitesses: une vitesse à l’eau de rose destinée exclusivement à l’extérieur, aux pays donateurs, aux investisseurs européens et agences internationales, et l’autre vitesse plus opaque, plus boiteuse destinée à la consommation intérieure et aux médias blédards et leurs relais dans les groupes de pression et la petite politique politicienne.
* Brock University, Canada.
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