Le poème du dimanche : «Terre eau» de Gunnar Ekelöf

Longtemps, la relation Sud-Nord, Nord-Sud, fut de mes préoccupations. Un écrivain du Sud a-t-il un Nord? Nous trouvons souvent normal qu’un écrivain du Nord s’inspire du Sud, beaucoup moins, l’inverse. Grâce au réalisateur à France Culture, traducteur et poète, le regretté André Mathieu, je prends, il y a quelques années, connaissance avec l’œuvre du poète suédois, Gunnar Ekelöf qu’il a traduit.

D’inspiration orientale, l’oeuvre d’Ekelöf surprend par son univers ancré dans la culture arabo-musulmane, utilisée comme dimension métaphorique pour la connaissance de soi et l’aspiration à l’universel.

Né en 1907 à Stockholm, Gunnar Ekelöf a étudié les langues et la mystique moyen-orientales. Puis a voyagé en France et dans des pays méditerranéens. Elu membre de l’Académie suédoise, en 1958. En 1965, il commence, en Turquie, sa trilogie (Diwan sur le prince d’Emgion; La légende de Fatumeh, Guide pour les enfers) qui deviendra au centre de sa poésie. Posant les questions essentielles existentielles, dans un Orient réel et symbolique, à la fois, païen, juif, chrétien et musulman. Son œuvre marque la poésie contemporaine. Il décède en 1968.

Tahar Bekri

Une ombre dit :

Mon nom était Khalaf al-Ahmar*

Je n’avais pas mon pareil dans l’art de la Mémoire !

Je me souvenais de chaque mot prononcé

au désert, sous la tente, dans la ville

et de chaque chant d’amour et de chaque chant de guerre

et de tous les Jours glorieux des Arabes

Je savais imiter chaque poète du passé

et le désigner comme mon égal.

Telle était l’étendue de ma mémoire.

Alors, à l’âge mûr, le glaive de la conscience me frappa

Je me mis à psalmodier le Coran du matin au soir. Je rejetai

tout ce que j’avais attribué à d’autres avant moi

Tout ce qui sortait de ma bouche était mensonge

Les traditions que j’avais prétendu perpétuer

venaient d’être inventées et des Jours des Arabes

je connaissais moins que rien

Alors je me présentais sur la Place au peuple de Koufa

Et avouai publiquement mon imposture –

La foule se tut, quelqu’un poussa un cri. Finalement

retentit ce cri unanime : Nous te préférions menteur !

A ce cri je m’en retournai chez moi

plongé dans mes pensées

et du fond de la pensée de ma pensée surgissent

les pensées des pensées

En balbutiant je dis : Désormais tu diras la Vérité

Une chose qui te fut donnée, vient de t’être reprise

mais une chose t’a pourtant été donnée

Que tu sois païen, juif, chrétien ou bien musulman :

Du Prophète, que Dieu bénisse, je ne sais rien

par Allah, le miséricordieux, par Dieu le tout-puissant

de lui je sais moins que Rien.

***

Voici ce qu’on nous a raconté :

un saint homme, Khalaf, surnommé le Rouge

mentit la moitié de sa vie, comprit et dit ensuite la Vérité

Sa tombe, à moins que ce soit celle d’un Autre

est tout près d’ici

murée, carrée, avec un turban

mais si c’est lui qui y repose

nous n’en savons rien.

Je suis allé sur la tombe du menteur véridique

Au crépuscule et j’y demeurai un moment. Alors

je vis à distance venir une femme enceinte, grattant des ongles

un morceau de ciment pour porter à sa bouche quelques graines

de pierre. Puis elle s’en alla

la tête penchée sur son ventre comme si elle lui chuchotait :

Dieu veuille que tu lui ressembles, à celui

qui disait la vérité lorsqu’il mentait

et qui mentait lorsqu’il disait la vérité.

«Eau terre», extrait 9, Guide pour les enfers (Diwan III), Gallimard, 1979.

Trad. du suédois par C. G. Bjurström et André Mathieu

* Poète et savant, Irak, (733-796) qui attribua sa propre poésie à d’autres et contribua à la poésie apocryphe (note de la rédaction).

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