La région du nord-ouest de la Tunisie se caractérise par son potentiel de production agricole, ses ressources naturelles et ses conditions bioclimatiques favorables par rapport au reste du pays. Elle a l’avantage d’associer l’agriculture pluviale à celles irriguée et les plaines agricoles aux zones forestières de montagne en étant longée par une des plus longues côtes maritimes du pays.
Par Moez Ayadi et Mohamed Taieb Belhaj *
L’Etat a déployé beaucoup d’effort durant les quarante dernières années pour intensifier et diversifier l’agriculture dans cette région en y introduisant les cultures maraîchères et en y développant les productions animales. Mais cette intensification n’a malheureusement pas été accompagnée d’un effort conséquent de valorisation du produit agricole dans sa région de production.
Insuffisance des politiques de l’Etat
La meilleure preuve qui illustre cette insuffisance dans la politique menée depuis toujours par l’Etat c’est l’exemple des céréales qui sont produites à hauteur de 60 à 70% dans la région du nord-ouest alors qu’en même temps, il n’y a aucune unité de transformation de pâtes alimentaires dans la région et seulement trois meuneries dont deux sont souvent en état d’arrêt. Le véritable potentiel de valorisation de cette denrée alimentaire se trouve plutôt sur le littoral, réparti principalement entre trois pôles, ceux du Grand-Tunis, de Sousse et de Sfax. Les exemples de ce genre sont nombreux et existent aussi avec d’autres produits dans d’autres filières agricoles.
A côté de cette lacune, la région du nord-ouest souffre aussi de l’absence de circuits de distribution organisés permettant au producteur agricole d’avoir une bonne visibilité du marché. Souvent ces circuits sont manœuvrés par des intermédiaires qui ne cherchent au final que leurs étroits intérêts et le plus souvent au dépend du producteur agricole et du consommateur.
Actuellement, la région du nord-ouest ne dispose d’aucune plateforme de valorisation des produits agricoles. Sa production continue à ce jour à être écoulée en l’état en dehors de la région par des canaux informels et des opérateurs privés non organisés constituant des circuits parallèles manquant de visibilité et échappant à tout contrôle officiel.
Parallèlement, les échanges passant par les circuits formels ne représentent qu’une infinie partie des flux commerciaux de la région ce qui constitue en soi un manque à gagner très important pour l’économie de la région.
Comment rattraper le temps perdu
Cette situation a causé beaucoup de torts à la région car elle s’est traduite par un manque à gagner en termes de valeur ajoutée, de création d’emplois et de revenus. Elle serait due à un double manque : une absence totale de vision globale d’une part et un manque manifeste de volonté politique pour mobiliser les moyens nécessaires à l’innovation technologique et organisationnelle, pilier de tout changement durable d’autre part.
Pour rattraper le temps perdu et se donner les moyens nécessaires, il devient donc nécessaire et impératif de s’organiser et de se mettre en collectif en vue d’aborder le développement global de la région avec une vision partagée basée sur des stratégies d’intervention opérationnelles ou toutes les ressources (humaines, matérielles et immatérielles) sont mobilisées pour la cause avec l’obligation de réussir. Ce qui est tout à fait à la portée.
La problématique telle qu’elle se pose actuellement concerne, sur le plan agricole, plus d’un aspect ayant lien avec les différents maillons des filières des produits agricoles dans la région à savoir : la production, la transformation et conditionnement et la distribution du produit agricole jusqu’au consommateur.
Globalement, les insuffisances relevées au niveau des différentes filières des produits agricoles et forestiers au niveau de la région s’articulent pour l’essentiel autour des points focaux suivants :
- un appareil de production agricole constitué majoritairement de petites exploitations (65% ont moins de 10 ha et 80% moins de 20 ha) et d’exploitants agricoles assez avancés dans l’âge (40% ont plus de 60 ans) avec un niveau d’instruction très modeste ne dépassant pas souvent le niveau de l’enseignement primaire;
- des exploitations agricoles exposées aux aléas climatiques (déficit pluviométrique) dûs à la nature même des étages bioclimatiques qui caractérisent la région (semi-aride dominant);
- une absence presque totale d’organisation des agriculteurs autour de structures professionnelles type groupement de producteurs ou sociétés mutuelles de service agricole (SMSA) ou encore coopérative de service; cette faiblesse constitue un handicap important aux producteurs agricoles lorsqu’ils ont besoin de s’approvisionner en intrants ou de valoriser leurs productions avant de les mettre sur le marché;
- un encadrement de proximité très limité et non adopté au contexte alors que l’exploitant agricole qui est souvent de petite taille (PME) a grand besoin d’être accompagné pour conduire au mieux ses activités tant sur le plan technique, organisationnel, commercial ou encore financier;
- un faible niveau de valorisation (transformation et conditionnement) du produit agricole dans la région de production faute d’infrastructure de base et d’expertise (savoir-faire) avec une bonne maîtrise axée sur les bonnes pratiques; ceci a pour conséquence de priver le producteur agricole de la valeur ajoutée de sa production;
- des circuits de distribution entre le producteur et le consommateur souvent «longs et manquant de visibilité» où pullulent des intermédiaires dont un grand nombre appartient au secteur informel; faiblesse qui constitue aussi une autre entrave importante devant le développement du secteur et l’amélioration de la qualité des produits agricoles dans la région;
- une absence totale de normalisation du produit agricole faute d’une réglementation officielle définissant la nomenclature et la classification des produits par catégorie selon des critères précis; ceci constitue aussi un obstacle sérieux si l’on veut appliquer les règles de bonnes pratiques et assurer la traçabilité nécessaire en vue de protéger le consommateur contre toute sorte de fraude et promouvoir l’exportation des produits agricoles;
- sans la mise en œuvre d’un programme de formation continue d’une manière soutenue pour renforcer le savoir-faire des acteurs, tout programme de modernisation et de mise à niveau devient à l’évidence difficile à réaliser;
- or, aujourd’hui, la formation professionnelle agricole, basée sur l’approche par compétence et la formation en alternance en ciblant de nouveaux métiers fait malheureusement défaut dans le pays; cet aspect mérite donc une bonne réflexion et des mesures à prendre dans le cadre de ce projet surtout que la région a pour vocation de produire des produits agricoles portant un label de produit de terroir destiné à l’exportation;
- les banques pour l’octroi de crédits pratiquent des procédures généralement lourdes prenant beaucoup de temps et exigent des garanties foncières que le producteur ne peut toujours pas fournir du fait de la complexité du système foncier dans le pays (héritage, propriété dans l’indivision…);
- tout promoteur de projet se trouve ainsi en face de difficultés parfois insurmontables pour accéder au crédit agricole alors qu’il a eu grand besoin; tout cela serait dû en bonne partie à l’inefficience du modèle de financement actuel lequel ne profite au final qu’à 5% tout au plus de l’ensemble des exploitants agricoles;
- certains pays avancés, comme ceux de l’Union Européenne par exemple, appliquent des modèles de financement alternatif par interfaçage qui s’appuient sur le «marché» comme instrument de garantie; et dans ce modèle il y a toujours, entre le bailleur de fonds et le client (petit exploitant), une structure d’interfaçage qui intervient dans le processus de production et/ou de distribution en garantissant en quelque sorte le marché d’écoulement tout en sécurisant d’une certaine manière le bailleur de fonds sur le recouvrement des fonds prêtés.
La philosophie du projet
Partant des insuffisances relevés plus haut, il devient nécessaire d’avoir aujourd’hui une vision globale pour un développement intégré et transversal de la région qui prendrait en considération à la fois ses atouts, ses limites et ses spécificités. Cette vision doit de préférence s’appuyer sur une approche filière à développer dans le cadre d’un grand projet de développement global à convenir pour la région.
Ce grand projet peut être conçu comme une «Plateforme multifonctionnelle» ayant une dimension régionale et transversale, se préoccupant de la qualité et de la valorisation du produit depuis sa création à la ferme jusqu’à sa mise sur le marché. Il a pour vocation d’être à la fois structurant, innovant et dynamique et devant servir de levier de développement dans la région pour :
- rapprocher le producteur du marché en raccourcissant les circuits de distribution tout en améliorant leur visibilité par réduction jusqu’à élimination des intermédiaires inutiles.
- inciter et appuyer les producteurs pour qu’ils s’organisent structurellement en groupement de producteurs ou en société mutuelle ou encore coopérative de service agricole (SMSA)… ou encore en groupement de développement agricole (GDA);
- accompagner les acteurs, depuis la production jusqu’à la distribution, pour qu’ils innovent dans leurs systèmes de management en appliquant de nouvelles pratiques à tous les niveaux dans un souci d’efficacité économique et efficience environnementale;
- valoriser le produit agricole dans la région de production en adoptant une démarché basée sur la chaîne des valeurs.
- promouvoir l’exportation du produit agricole en misant sur ses spécificités et la prospection de nouvelles niches de marché à l’international;
- favoriser pour l’instauration d’un nouveau modèle de financement par interfaçage afin de permettre aux petites et micro-entreprises agricoles et agro-alimentaires d’accéder plus facilement au crédit bancaire;
- faciliter le désenclavement des petites exploitations agricoles ainsi que les petites unités de transformation se trouvant parfois dans les zones éloignées en les aidant à se connecter aux espaces du marché de production et de valorisation des produits agricoles situés dans et en dehors de la région;
- développer chez les petits agriculteurs de la région une culture entrepreneuriale basée sur l’innovation et l’économie solidaire.
Pour remplir ses différentes missions (ou fonctions), la plateforme à créer pourrait être constituée d’un ensemble de composantes complémentaires formant une sorte de mini-filière de valorisation du produit agricole. Ces composantes s’articuleraient autour :
- d’un marché de produits agricoles d’origine végétale et animale organisé autrement qu’un marché de gros;
- d’un marché aux bestiaux répondant aux normes de qualité et appliquant les bonnes pratiques de commercialisation du bétail vif;
- d’un complexe d’abattage et de conditionnement industriel des viandes rouges;
- d’un espace agro-alimentaire aménagé selon des règles prédéfinies où viendraient des opérateurs privés installer leurs unités de valorisation;
- d’une plateforme d’appui logistique pour apporter les services et les facilitations nécessaires aux acteurs économiques de la plateforme;
- d’un centre d’appui à l’innovation technologique et organisationnelle;
- d’une administration (locaux administratifs) devant abriter la direction de la plateforme et ses services spécialisés;
- des locaux connexes pour abriter des prestataires de services privés.
Cet ensemble sera conçu, dimensionné et géré de manière à rendre le meilleur service à la région en l’aidant à valoriser ses productions agricoles tout en lui ouvrant de nouvelles perspectives de marché en Tunisie et à l’étranger.
Pour tout cela il faut un promoteur convaincu, motivé et ayant la dimension nécessaire avec en partenariat des acteurs économiques publics et privés motivés. Le projet pourrait démarrer avec la création d’une société d’étude qui peut se transformer le moment venu en une société de gestion pour réaliser ce grand projet.
Phasage de réalisation du projet
Tout cela nécessite tout un montage à la fois «juridique, technique et financier», réalisé étape par étape en passant par plusieurs phases :
1- les études (6 mois);
2- la mobilisation des fonds financiers et le montage financier (6 mois);
3- le montage institutionnel (3 mois);
4- la réalisation du projet et l’exécution des travaux à l’entreprise (18 mois);
5- l’exploitation (à partir du 25e mois).
* Respectivement docteur ingénieur agronome, maitre de conférences en production animale à l’Institut supérieur de biotechnologie de Béja (Université de Jendouba, Tunisie); et ingénieur conseil en développement agricole.
Donnez votre avis