Tunisie : les nouveautés de la nouvelle constitution

Sans surprise, le projet de nouvelle constitution proposé par le président de la république Kaïs Saïed met fin au parlementarisme, renoue avec un pouvoir présidentiel fort, réduit le rôle des instances constitutionnelles, tout en en supprimant la majorité, prive du droit de grève l’armée, la police, la douane et la justice. Entre autres nouveautés qui ne manqueront pas de susciter les polémiques. La grande nouveauté: on passe du président «tartour» (marionnette) à l’hyper-président. Ne cherchez pas LE gagnant, quant aux perdants, ils se reconnaîtront…

Par Imed Bahri

Dans la soirée du jeudi 30 juin 2020, le Journal officiel de la république tunisienne (Jort) a publié le décret présidentiel n°578 de 2022 du 30 juin 2022 portant publication du nouveau projet de constitution, objet de le référendum prévu le lundi 25 juillet 2022.

Un Etat (presque) islamique

Le nouveau projet de constitution comprend un préambule et 142 articles divisés en 10 chapitres, qui sont : 1- : Dispositions générales; 2- Droits et libertés; 3- La fonction législative;
4- La fonction exécutive; 5- La fonction judiciaire; 6- Collectivités locales et régionales; 6- L’Instance supérieure indépendante pour les élections; 8- Le Conseil supérieur de l’éducation; 9- Révision de la Constitution; 10- Dispositions transitoires.

Premier constat : le «préambule» de la nouvelle constitution est relativement long par rapport à celui de la constitution de 2014. Ceux qui l’ont rédigé (sans doute par déformation professionnelle, étant tous des professeurs de droit constitutionnel) abordent l’histoire constitutionnelle de la Tunisie, qui remonte à 1861, et évoquent la déviation de l’expérience constitutionnelle, et la question de la correction de cap le 25 juillet 2021. Verbeux et inutile…

Le préambule stipule également la séparation des fonctions (exit le terme «pouvoirs») législative, exécutive et judiciaire.

Le changement le plus important inclus dans le premier chapitre concerne la suppression de islam en tant que «religion d’État», et on lit à l’article 5 de ce chapitre que «la Tunisie fait partie de la nation islamique, et l’État seul doit œuvrer pour atteindre les objectifs de l’islam pur.»

Est-ce une évolution positive par rapport à l’ancienne formulation ? Qu’on nous permette d’en douter. Car comment l’Etat pourra-t-il «œuvrer pour atteindre les objectifs de l’islam pur», si ce n’est en revenant à la charia (loi islamique) comme fondement de la législation ? La ruse est évidente et seuls les nigauds se laisseront piéger par cette entourloupette, qui donnera du grain à moudre pour la Cour constitutionnelle lorsqu’elle sera mise en place.

Dans le deuxième chapitre relatif aux «droits et libertés», il est stipulé à l’article 41 que «le droit de grève est garanti conformément aux dispositions de la loi. Ce droit ne s’applique pas à l’armée nationale. Le droit de grève n’inclut pas les juges, les forces de sécurité intérieure et les douanes».

Députés ou «fonctionnaires» ?

Quant au troisième chapitre relatif à la «fonction législative», le système bicaméral a été adopté, puisque le chapitre est divisé en deux sections, une section spéciale pour l’Assemblée des représentants du peuple et une autre pour le Conseil national de régions et des localités.

Dans la première section de ce chapitre, il est expressément stipulé à l’article 66 qu’un représentant ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire pour les délits d’injure, de diffamation et d’échanges violents commis au sein du parlement… On appréciera, au passage, la précision de l’expression «échanges violents», qui ouvrira la porte à toutes les interprétations.

Le populisme, on le sait, a toujours été mauvais conseiller et il ne saurait, en tout cas, inspirer une constitution raisonnable, viable et durable. Espérons que nous n’en aurons pas rapidement la preuve !

En ce qui concerne le Conseil national des régions et des localités, l’article 85 stipule qu’il exerce des pouvoirs de contrôle et de responsabilité sur diverses questions liées à l’exécution du budget et aux plans de développement.

Un hyper-président sur son char

En ce qui concerne la «fonction exécutive», l’article 87 stipule que «le président de la république exerce la fonction exécutive avec le concours d’un gouvernement dirigé par un premier ministre».

Plus donc de chef de gouvernement redevable devant le parlement, qui peut lui retirer la confiance à tout moment. Le big boss est donc désormais à Carthage.

Le premier article stipule que le président de la république préside le Conseil national de sécurité, et qu’il est le «Commandant suprême des forces armées», qui comprennent également, on l’a compris, les forces de sécurité intérieure (police et garde nationale).

L’article 96 de cette section a conservé le même contenu de l’article 80 de la constitution de 2014.

L’article 100 de la nouvelle constitution stipule que «le président de la république fixe la politique générale de l’État, définit ses choix fondamentaux et en informe l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil national des régions et des localités.» De là à penser que le parlement est désormais réduit à un rôle caisse d’enregistrement…

L’article 101 stipule également que le président de la république nomme le chef du gouvernement, ainsi que le reste de ses membres sur proposition du président. qui met fin aussi aux fonctions du gouvernement ou d’un membre de celui-ci, et ceci de façon régalienne et de plein droit ou sur proposition du chef du gouvernement.

Quant à l’article 107, il stipule qu’en cas d’empêchement temporaire du président de la république, ce dernier délègue ses fonctions au chef du gouvernement, sauf dans le cas de dissolution des deux chambres du parlement.

Et dans la deuxième section relative au gouvernement, celui-ci est responsable de sa conduite devant le président de la république, et l’article 115 stipule que les représentants des deux chambres du parlement peuvent collectivement adresser un projet de motion de censure au gouvernement s’il leur apparaît qu’il viole la politique générale de l’État et les choix contenus dans la constitution.

La justice perd son «pouvoir»

Au chapitre quatre, consacré à la «fonction judiciaire», le terme pouvoir judiciaire a été, sans surprise, remplacé par celui de fonction judiciaire. La justice perd en quelque sorte le «pouvoir» que lui avait octroyé la constitution de 2014 et dont elle n’avait malheureusement pas fait un bon usage.

Le cinquième chapitre relatif à la «Cour constitutionnelle» précise qu’il s’agit d’un organe judiciaire indépendant composé de 9 membres issus des plus anciens présidents de la Cour de cassation, du Tribunal administratif et de la Cour des comptes.

Le chapitre 7 de la constitution de 2014 relatif aux collectivités locales a été totalement supprimé et remplacé par le chapitre 6 dans le nouveau projet de constitution relatif aux «collectivités locales et régionales», et qui comprend un article unique stipulant que ces conseils gèrent les intérêts locaux tels que prévus par la loi.

L’Isie sauvée de l’hécatombe

Sur les cinq organes constitutionnels de la constitution de 2014, seule l’Isie a été conservée sans changement significatif dans sa composition ou ses pouvoirs.

Le nouveau projet de constitution prévoit la création d’un Conseil suprême de l’éducation dans son chapitre 8, qui se prononce sur les grands projets nationaux dans le domaine de l’éducation, de la recherche scientifique, de la formation professionnelle et des perspectives d’emploi.

Le 9e chapitre, relatif à la révision de la constitution, traite des procédures requises pour cette révision.

Le 10e chapitre relatif aux «dispositions transitoires» stipule notamment que les travaux dans le domaine législatif devaient se poursuivre avec les dispositions du décret présidentiel n° 117 de 2021 relatif aux mesures exceptionnelles jusqu’à ce que l’Assemblée des représentants du peuple entre en fonction, les législations anticipées étant fixées au 17 décembre prochain.

Il est à noter que le président de la république, Kaïs Saïed, avait reçu, le 20 juin, au palais de Carthage, le doyen Sadok Belaid, le président coordinateur de la Commission nationale consultative pour une nouvelle république, chargée de préparer une nouvelle constitution, laquelle vient d’être publié.

Le processus d’élaboration de cette nouvelle constitution s’est heurté à un large rejet de la part de nombreux partis, tels que le mouvement islamiste Ennahdha et les partis qui lui sont inféodés, ainsi qu’un certain nombre de partis se définissant comme socio-démocrates (Attayar, Al-Joumhouri, Al-Oummal, Ettakatol) et des coalitions politiques hétéroclites (Front de salut national), ainsi que des partis libéraux (PDL et Afek Tounes), qui dénoncent tous la démarche unilatérale et autoritaire suivie dans le processus d’élaboration de la nouvelle constitution et appellent au boycott du référendum y afférent.

D’autre partis et formations politiques ont, par contre, soutenu les mesures exceptionnelles annoncées par le président Saïed le 25 juillet 2021 (mouvement Echaab, Courant populaire, Tunisie en avant…), salué l’élaboration d’une nouvelle constitution qui «réponde aux aspirations du peuple et rompe avec la constitution de 2014» et exprimé leur soutien au référendum et leur volonté d’y participer.

(Avec Tap).

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