L’affaire de la déprogrammation de la pièce théâtrale de Mokdad Sehili «Hussein fi Pékin» par le Festival de Monastir n’est pas anodine. Car pire que l’annulation elle-même, qui aurait pu s’expliquer par un manque d’intérêt du public, c’est la justification avancée qui choque, car elle ne saurait être classée dans une autre case que celle de la censure. Et toute censure, en art, est détestable.
Par Ridha Kéfi
Sans avoir vu la pièce pour pouvoir juger des propos sur l’ancien président Habib Bourguiba qui auraient choqué les organisateurs du festival, nous estimons que, quelle que soit la portée de ces propos et l’appréciation que l’on pourrait en avoir, le fait même de déprogrammer la pièce de Mokdad Sehili parce qu’elle contient des faits ou des jugements considérés comme offensants pour la mémoire du plus prestigieux des Monastiriens est inacceptable par principe, car nul n’est au-dessus du jugement de l’histoire ou de l’art, surtout quand il s’agit d’une personnalité publique ayant joué un rôle aussi important dans l’évolution de la société tunisienne au cours de la seconde moitié du XXe siècle et marqué de ce fait profondément la vie de ses contemporains.
Entre ombre et lumière
Ce n’est pas en sacralisant les hommes et en leur érigeant des statues dans notre esprit qu’on sert le mieux leur mémoire, mais en jugeant leurs actions le plus justement possible, sans omettre les aspects obscurs dont aucun personnage n’est exempt. Et Bourguiba, comme tout chef d’Etat – on allait écrire dictateur, ce qui dans son cas n’aurait pas été totalement faux – à ses grandes qualités, mais aussi ses grands défauts.
Les zones lumineuses de sa personnalité, que nous soulignons souvent à chaque fois que son nom est évoqué dans une discussion, ne doivent pas voiler à nos yeux ses zones d’ombre, et Dieu sait que Bourguiba, ni plus ni moins qu’un autre, avait beaucoup de zones d’ombre.
Sur un autre plan, et au-delà du traitement réservé au personnage de Bourguiba (Mokdad Sehili aurait bien pu parler d’Omar El-Khattab, Haroun Errachid, Lamine Bey, Zine El-Abidine ou Kaïs Saïed), il est question ici d’une pièce de théâtre, donc de fiction, d’art et de création. Et s’agissant d’une œuvre d’art, la liberté d’expression doit être scrupuleusement respectée, et la seule limitation acceptable à cette liberté est celle qu’impose la loi.
Si le directeur d’un festival se permet aujourd’hui de censurer une pièce de théâtre, pour un quelconque prétexte, où irions-nous ?
Le «Comédien suprême»
On ne fait vraiment pas honneur à Bourguiba, le «Comédien suprême» comme aiment le surnommer ses concitoyens, qui était féru de théâtre et qui avait même fait construire un théâtre de poche au palais de Carthage où il invitait des troupes à se produire, en censurant, qui plus est en son nom, une pièce de théâtre.
A ce propos, une anecdote mérite d’être racontée, qui m’avait été rapportée par feu Mohamed Masmoudi, qui était au moment des faits ambassadeur de Tunisie en France : lors de sa rencontre avec le Général de Gaulle, le 27 février 1961, au château de Rambouillet, en France, Bourguiba avait lancé, un tantinet cabotin: «Vous savez, mon général, j’ai fait du théâtre». Et le Français, pince-sans-rire, lui répliqua : «Cela se voit monsieur le président; cela se voit». Puis il enchaîna en l’interrogeant, sur un ton moqueur : «Et alors, comment va la petite Tunisie, cahin-caha ?».
On comprend dès lors que la dernière chance pour éviter la bataille de Bizerte ait été lamentablement dilapidée. Les deux hommes voulaient cette guerre, qui éclata le 19 juillet. Et la guerre, on le sait, c’est du théâtre, le grand théâtre de l’Histoire, celui qui fait couler le sang.
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