L’émigration illégale est passée par là : la ville de Tataouine se vide de ses jeunes. Depuis le début de cette année 2022, quelques 12 000 jeunes, sur une population de 150 000 âmes (soit près du dixième de la population de ce gouvernorat du sud tunisien), ont pris la route de l’exil. Pour certains d’entre eux, c’est un aller sans retour. (Illustration: les jeunes de Tataouine ne manifestent plus pour revendiquer des emplois décents. Ils prennent la route de l’émigration illégale).
Par Imed Bahri
L’information est presque incroyable, mais les faits sont attestés par un sociologue de la région Mohamed Nejib Boutaleb, qui a enquêté sur cette question, ainsi que par des acteurs de la société civile et des journalistes basés à Tatatouine, cités hier dans l’émission «Les Quatre Vérités» de Hamza Belloumi sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi.
Combien de ces 12 000 jeunes ont pu joindre un pays ouest-européen? Combien d’entre eux sont toujours bloqués dans des centres de rétention ou aux frontières de certains pays barricadés derrières des murs de fils barbelés? Combien aussi ont péri durant la périlleuse traversée? Et ceux qui sont arrivés à destination, comment vivent-ils aujourd’hui et ont-ils retrouvé l’eldorado dont ils rêvaient, dans une Europe elle aussi en crise ?
La filière serbe
Des enquêtes supplémentaires restent encore à faire pour répondre à toutes ces questions, mais ce que l’émission d’El-Hiwar Ettounsi a révélé c’est que la plupart de ces jeunes ont émigré via la Turquie et la Serbie, deux qui pays qui n’exigent pas (en tout cas jusque-là) de visas pour l’entrée des Tunisiens. Ils ont pu le faire avec l’aide de réseaux de passeurs gérés par deux Marocains, l’un de Tétouan et l’autre de Casablanca, aujourd’hui très célèbres auprès des jeunes Tunisiens, le second ayant même vu son surnom («le Casablancais») cité dans une chanson rap.
On sait que pour pouvoir voyager, les jeunes de moins de 35 ans ont besoin d’une autorisation parentale. Cette mesure a été instaurée en 2015 pour empêcher les jeunes de partir pour le jihad en Syrie et en Irak, mais elle reste encore en vigueur. Comment ces jeunes ont-ils donc pu prendre l’avion si ce n’est avec l’accord dûment documenté de leurs parents. D’ailleurs, les municipalités de la région ont vu le nombre de légalisations des signatures d’accords parentaux de voyager exploser depuis le début de l’année : plus de 5000 à la municipalité de Tataouine Nord et plus de 4500 à celle de Tataouine Sud, sans compter les autres municipalités du gouvernorat.
Sur un autre plan, on apprend aussi que le coût d’une traversée des pays de l’est européen peut coûter au candidat à la migration illégale quelque 30 000 dinars tunisiens (10 000 euros) pour payer deux vols (Tunis Istanbul et Istanbul et Belgrade), un ou plusieurs passeurs patentés et autres frais de traversée. C’est ce qui fait dire au sociologue Boutaleb : «Les migrants ne sont pas tous des jeunes issus de familles pauvres. Certains ont même des parents capables de leur réunir une telle somme relativement élevée. Ce qui les pousse à émigrer, ce n’est pas non plus le chômage, car certains d’entre eux ont un travail et des revenus fixes, ce qui leur permet d’ailleurs de réunir la somme nécessaire pour partir.»
«En fait, ce qui motive l’aventure c’est le sentiment que l’horizon est bloqué dans la région et le pays en général et que les jeunes n’ont pas beaucoup d’opportunités pour améliorer leur situation sociale», ajoute le sociologue.
L’horizon bloqué
Résultat : Tataouine, presque vidée de ses jeunes, offre aujourd’hui le visage d’une ville habitée de personnes âgées et d’enfants qui, si la situation générale ne s’améliorera pas, rompront eux aussi un jour leurs études pour prendre le chemin de l’exil où leurs frères, sœurs et parents les ont déjà précédés. C’est l’autre visage de l’émigration dont on parle le moins : celui d’un pays qui se vide de ses jeunes, de ses forces vives, voire de ses compétences (médecins, ingénieurs, chercheurs, etc.), et qui, ainsi, hypothèque gravement son avenir.
Il y a deux ans, Tataouine s’invitait dans l’actualité grâce aux manifestations et aux sit-in organisés par les jeunes pour revendiquer des emplois décents et de meilleures perspectives de développement pour leur région. Aujourd’hui, ces jeunes ont perdu tout espoir dans un Etat incapable de tenir ses promesses. Las et fatigués, ils prennent le chemin de l’exil, laissant leurs parents au pays, et parfois même femmes et enfants, pour un aller qui pourrait bien être sans retour.
Donnez votre avis