Sommet de Djerba : de la francophonie des discours à celle des actes

Le Sommet de Djerba sera un succès si la Tunisie parvient à orienter ses conclusions vers des mesures pratiques de nature à aider les pays francophones à croire plus et mieux en la francophonie, à faire face aux nombreux défis, notamment économiques et environnementaux, qui risquent, s’ils ne sont pas relevés, de vider l’esprit de la francophonie de son contenu et de réduire ses valeurs à des slogans creux.

Par Raouf Chatty *

Dix sept ans après l’organisation à Tunis de la seconde phase du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), la Tunisie accueille, à partir d’aujourd’hui, samedi 19 novembre 2022, dans l’île de Djerba, le 18e Sommet mondial de la francophonie. 

Pour la Tunisie, il s’agit d’un rendez-vous politique et diplomatique majeur. C’est surtout un rendez-vous historique. La Tunisie renoue avec sa vocation culturelle et son positionnement géopolitique de pays méditerranéen ouvert sur le monde, multiple, divers, tolérant, bannissant toutes les formes de fanatisme et attaché à ses traditions d’ouverture et d’hospitalité. 

Ce rendez-vous montre au monde que la Tunisie, grâce à son intelligence et sa volonté, a su définitivement triompher, dans la paix et sans dégâts, en comparaison avec d’autres pays du Printemps arabe, de l’idéologie politique rétrograde que les islamistes ont cherché, durant la précédente décennie, à lui imposer par tous les moyens, au détriment des valeurs culturelles et religieuses auxquelles les Tunisiens sont attachés depuis des siècles. 

La diversité gage d’authenticité

Ces valeurs, qui ont été occultées un moment par les islamistes, constituent l’essence même de l’islam qui est, comme les autres religions monothéistes, porteuse de paix, de concorde, d’amour, de tolérance; une religion qui incite à la réflexion, au dialogue, au respect des différences et de la liberté d’opinion et de conscience.  

Le tapage médiatique comme les manifestations que les islamistes pourraient mener en marge de ce Sommet seront tout simplement contre-productifs. Leur bilan en Tunisie  est très lourd et catastrophique pour convaincre les participants au Sommet qu’ils sont des adeptes de la démocratie et des droits humains. 

En proposant à l’OIF, depuis le lancement du processus préparatoire, que le Sommet se tienne dans  l’île de Djerba au lieu de Tunis, le président Kaïs Saïed s’était inscrit dans  le sillage de l’héritage civilisationnel de l’île connue depuis des millénaires pour être un havre de diversité, de tolérance et de pluralité, puisqu’elle a été successivement berbère, phénicienne, romaine, byzantine, arabe, espagnole, turque, française, et tunisienne, constamment enrichie par cette multitude culturelle et religieuse qui l’a toujours distinguée, et forte de la présence juive, chrétienne et musulmane depuis des centaines siècles.

A Djerba, en Tunisie, la philosophie de la francophonie se retrouvera dans son élément, sur son terrain de prédilection, dans un espace coutumier des valeurs humaines universelles qui constituent son essence même.

Peuple de mer, les Tunisiens sont connus pour être rebelles à la violence, à l’agressivité, à l’extrémisme. Ils sont cléments et foncièrement attachés à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, à la solidarité, à la justice sociale et au respect de la diversité.

Dans le même temps, gouvernants, partis politiques, forces sociales, médias, intelligentsia et société civile se réclament des valeurs véhiculées par la francophonie et ne nourrissent aucun complexe vis-à-vis de la langue française.  

La primauté des droits de l’homme

Ce sont ces valeurs consacrées par l’esprit français des lumières depuis la révolution française et incrustées dans la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, tout comme dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Charte internationale des droits de l’homme qui constituent la matrice de la révolution tunisienne de janvier 2011 et du soulèvement populaire du 25 juillet 2021. 

Gouvernants comme partis de l’opposition en Tunisie continuent aujourd’hui,  en dépit de la crise politique chronique dans laquelle le pays s’est installé, de placer le débat sur la démocratie et l’Etat de droit au centre de ce combat pour la construction d’une société démocratique fondée sur la primauté des droits de l’homme dans  leur  globalité.

Tous, même ceux qui se réclament de l’arabisme, considèrent le français comme un bien partagé, un legs de l’histoire de la Tunisie et son clé d’accès au reste monde. Les familles le réclament aujourd’hui de plus en plus pour leurs enfants et y mettent autant que possible le prix. 

Cependant, la Tunisie qui se débat depuis douze ans dans des crises sans fin sur fond de lutte acharnée pour le pouvoir, notamment entre le président de la république, seul maître à bord depuis l’instauration de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, et ses détracteurs de tous bords, pourrait faire l’objet de critiques dans le sillage de celles qui lui ont été adressées par certains pays, notamment occidentaux, dans le domaine des droits de l’homme et des libertés, lors de la session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, début novembre courant. 

L’espace francophone, fort de 300 millions de locuteurs,  attend que le Sommet de Djerba confirme les valeurs universelles de la francophonie. Mais il attend surtout que les chefs d’Etat et de gouvernement s’investissent plus et mieux pour faire du monde francophone un vaste espace de paix, de liberté, de tolérance  de justice sociale, d’égalité entre les sexes et de développement économique et social.  

La Tunisie, qui préside le Sommet de Djerba, pourrait faire de cette conférence quasi  mondiale un grand succès pour elle et pour tous les pays de l’espace francophone.

Le président de la république pourrait se contenter d’une intervention courte où il met notamment l’accent sur l’attachement de la Tunisie à l’édification de la démocratie, sa volonté de concrétiser les valeurs de la francophonie et d’être à l’écoute de la communauté internationale. Il pourrait insister sur le fait que le Sommet aboutisse à des actions concrètes pour promouvoir davantage ces valeurs dans l’espace francophone et faire face aux nouveaux défis qui menacent le monde: les  enjeux économiques climatiques, technologiques…

La délégation tunisienne formée de diplomates rodés à la négociation se chargera de faire son travail au mieux des intérêts de la Tunisie. Elle pourrait entre autres répondre aux critiques dont la Tunisie ferait l’objet.

Ne pas en rester aux discours sans lendemain

Le Sommet de Djerba sera également un succès si la Tunisie parvient à orienter ses conclusions vers des mesures pratiques de nature à aider les pays francophones à croire plus et mieux en la francophonie, à faire face aux nombreux défis, notamment économiques et environnementaux, qui risquent, s’ils ne sont pas relevés, de vider l’esprit de la francophonie de son contenu et de réduire ses valeurs à des slogans creux.

La Tunisie pourrait aussi proposer que soient implantées dans tous les pays  francophones des écoles financées  par les nations francophones nantis, pour la diffusion de la langue française et des valeurs de la francophonie, comme de l’institution d’universités francophones dans ces pays, pour donner aux jeunes la possibilité d’accéder à des formations qui leur permettent d’accéder aux marchés internationaux de l’emploi. 

L’essentiel est que le sommet n’en reste pas aux discours sans lendemain. De cette manière, le Sommet de Djerba pourrait rester dans les mémoires comme celui de l’action et gravera dans les esprits que la francophonie est une philosophie qui transcende son pays mère et qu’elle est un bien que toute l’humanité pourrait avoir en partage. 

* Ancien ambassadeur. 

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