La Tunisie et ses grands projets ou le péché mignon des princes

Les grands projets font rêver les princes qui, sous toutes les latitudes, cherchent à marquer d’une empreinte indélébile le règne de leur auguste personne. Mais au-delà des caprices et des délires des initiateurs de ces projets, il y a la réalité des moyens du pays ou de la ville qui va les voir érigés. Et c’est là où le bât blesse… (Illustration : plan du projet de cité médicale à Kairouan).

Par Ilyes Bellagha *

Ce sont des projets financés de l’extérieur et/ou influencés par une approche technico-financière, formatés à l’étranger sur le registre du gigantisme et mis en scène grâce à une mobilisation exceptionnelle des instances du pouvoir, en premier chef l’homme régnant, que ce soit un roi ou un président, avec la complicité des médias qui, au lieu de piocher sur les incidences et les impacts et qui devraient agir comme le veut leur mission -celle d’être des porte-voix des différents acteurs essentiellement les experts indépendants- ne font que relayer à travers des images de synthèse aussi gigantesques que burlesques les apparences et uniquement des apparences d’une forme sans fond d’une future ville.

Ces projets faramineux qui ne sont que des faits de princes, bouleversent les règles du jeu de la fabrication urbaine locale, tout particulièrement lorsqu’ils se situent aux marges des grandes villes comme Kairouan par exemple. Ajoutons, en plus, que pour chacune de ces appétences, une batterie de mesures sous forme de décrets et de lois -qui cachent à peine leurs raisons d’être- viennent s’empiler sur un amas de textes antécédents qui, selon une jurisprudence, vont bien sûr servir les différents spéculateurs fonciers avertis.

Une cité sanitaire à Kairouan, dites-vous ?

Pour illustrer cet état des choses, nous nous focalisons sur le projet de construction d’une cité médicale à Kairouan et le décret-loi n° 2022-68 du 19 octobre 2022, relatif aux dispositions spéciales pour l’amélioration de l’efficacité de la réalisation des projets publics et privés.

Le président Saïed en visite à l’emplacement ou devrait voir le jour une cité médicale à Kairouan, inchallah !

Sur une superficie de 300 hectares et exactement à Raqada, le projet comportera, selon les souhaits du président Kaïs Saïed, la réalisation d’une cité sanitaire, conformément au programme adopté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) visant à améliorer l’infrastructure sanitaire, ajoutant que ce projet comportera plusieurs hôpitaux dans diverses spécialités, outre des complexes résidentiels qui seraient consacrés aux cadres médicaux et paramédicaux, un complexe culturel et touristique, des écoles, des jardins d’enfants ainsi que des espaces commerciaux et de loisirs.

Ce projet aura pour objectif celui d’assurer des services sanitaires aux habitants des gouvernorats du sud, du centre-ouest, ainsi qu’aux touristes algériens et libyens. La cité serait à même de contribuer à la promotion de la santé au niveau national et créerait une dynamique économique dans le pays, ainsi que de nouveaux postes d’emploi.

Une interrogation reste cependant posée concernant ce projet, son coût et la manière dont il sera financé. Pour l’instant, aucun indice ne vient nous éclairer au moins un peu sur cet élément essentiel d’un projet dont on nous sans cesse les oreilles. La seule indication dont nous disposons pour l’instant est que le chef de l’Etat a formé l’espoir de voir des donateurs étrangers financer ce projet à l’instar de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour éviter que l’Etat ne soit accablé de dettes supplémentaires.

L’Etat tunisien misera de ce fait sur l’implication de bailleurs de fonds étrangers, mais bien évidemment, ces financiers ne financeront qu’un projet rentable à court terme et dans des projets où ils n’accepteront aucune entreprise et aucun concepteur en dehors des leurs.

Historique du projet de l’aéroport d’Enfidha-Hammamet

Arrêtons-nous, ici, pour mieux saisir, sur le cas d’un grand projet au contexte similaire mais où l’entreprise initiatrice a été indemnisée par l’exploitation d’un autre. Il s’agit de l’aéroport d’Enfidha-Hammamet confié au trust turc TAV. 

En juin 2004, TAV soumet les documents pré-qualifiants pour l’offre internationale annoncée par le gouvernement tunisien pour construire l’aéroport.

En juillet 2004, sept entreprises, y compris TAV, sont pré-qualifiées pour participer à l’appel d’offres.

En janvier 2007, TAV soumet son offre.

En mai 2007, le ministère tunisien du Transport annonce TAV comme meilleure offrant et l’accord de concession est signé avec les autorités concernées.

En mai 2007, TAV Tunisie S.A. est créée.

La construction de l’aéroport commence en juillet 2007 et il commence ses opérations en novembre 2009, après un temps de construction record (823 jours).

Mais voilà que quelque temps plus tard, la compagnie TAV se plaint de ce projet qui s’avère insuffisamment rentable. Elle est par conséquent compensée par l’attribution de la gestion de l’aéroport de Monastir-Habib Bourguiba qui est plus lucratif.

Les coûteux caprices des princes

En cette ère de mondialisation où les délais pour une rentabilité dans le privé sont beaucoup plus courts que dans le public, chaque trust a son plan d’investissement et ses exigences. Notre crainte ne porte pas sur l’attribution du projet de construction d’une cité sanitaire à Kairouan à une entreprise internationale, mais sur la tentation d’offrir à cette entreprise, en cas d’échec commercial du projet, d’autres projets plus juteux à titre compensatoire, ainsi de gré à gré, ni vu ni connu. Le risque serait de démarrer un projet qui ressemble dans son contexte au palais de Mhamdia qu’Ahmed Ier Bey, impressionné par le faste du château de Versailles, découvert lors de sa visite en France à l’invitation du roi Louis-Philippe, conçut, à son retour à Tunis, une sorte de Versailles tunisien. Il consacra alors tout son temps et les ressources limitées de son royaume à la réalisation de son ruineux rêve.

Dans l’esprit de son concepteur, le palais Mhamdia devait éclipser celui du Bardo. Or, quand on n’a pas sa propre réserve de liquidité, on finit toujours par vendre une part de sa souveraineté.

Aujourd’hui, le président Saïed est en train de nous entraîner dans un projet grandiose dans la ville de Kairouan dont elle n’est pas certaine de pouvoir assumer tous les impacts. Ne possédant pas d’infrastructures pour gérer son intramuros, on demande à la capitale aghlabide de prendre en charge les aléas d’une extension sur sa banlieue.

Dans les pays organisés, développer une région passe nécessairement par un travail préliminaire : celui de la promotion ou du marketing du territoire. A Kairouan, sans liaison rapide avec le reste du pays, ni infrastructure digne de ce nom, seuls les trusts peu scrupuleux seraient attirés par la construction d’un ouvrage destiné à satisfaire le caprice d’un président. Pour cela, l’administration a pondu son fameux décret-loi n° 2022-68 du 19 octobre 2022, avec son article flou sur les marchés «clé en main» sans cerner cet article par les conditions et les limites qui doivent figurer pour que l’on puisse avoir recours à ce genre de transaction; une situation où ce sont les entreprises qui seront mises en concurrence. Ainsi, du décret qui fixe les honoraires des concepteurs sans possibilité de les mettre en concurrence, nous passons à des offres concurrentielles de dizaines de millions de dinars.

La France, pays dont nous suivons habituellement la législation, a mis plusieurs garde-fous à ce genre de marchés. Normalement, on est en droit de s’attendre aux mêmes garde-fous, mais chez nous, on s’arrête, comme dit l’adage, à «gare à ceux qui font leurs prières !».

L’administration a poussé le président – s’il ne s’est pas poussé lui-même – sur la pente douce d’une corruption potentielle. Mais sans accuser personne, nous rappelons juste la règle d’or selon laquelle un homme averti en vaut deux, d’autant qu’on est face à un projet sur la réalisation duquel on est peu à parier aujourd’hui.

* Président de l’association Architectes Citoyens.  

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