Le poète Tahar Bekri présente ici un roman de l’auteur espagnol Ferran Cremades dont l’action se passe en Tunisie, dans les années 1980 et se déploie comme une enquête sur la mort survenue en 1982, dans des circonstances mystérieuses, de Salah K., nom qui rappelle aux moins jeunes le célèbre écrivain Salah Garmadi. Mais le fait divers, ici, n’est qu’un prétexte romanesque…
Par Tahar Bekri
Publié en catalan, en 1991 (Ed. 62, Barcelone), le roman de l’écrivain espagnol, Ferran Cremades, ‘‘Línia trencada’’ (‘‘Ligne brisée’’), vient de paraître dans une version française, aménagée et traduite par l’auteur. L’action du roman se passe en Tunisie, dans les années 1980.
Nous sommes en 1985, M. K. est un historien qui arrive en Tunisie pour ses recherches en doctorat, consacré aux Morisques. Il s’installe à Sidi Bou Saïd. Commencent ainsi ses problèmes, convoqué par le commissaire et accusé de faire une enquête sur la mort de Salah K., survenue en 1982, dans des circonstances mystérieuses qui ont ému l’opinion publique. Le projet de recherches change d’objet, d’autant plus, qu’il y a une parenté entre les noms de M. K. et Salah K.
Les deux visages d’une même vérité
Le roman s’écrit, peu à peu, entre enquête policière et recherche historique, la vérité poursuivie et recherchée auprès des amis et des connaissances de Salah K. Rencontres et entretiens à l’appui. La fiction s’entremêle aux témoignages réels, et le narrateur s’emploie à aller sur les traces des lieux de son personnage, reconstituant des traits biographiques, célébrant par la même occasion, son amour de la Tunisie, en dépit des enfreins, intimidations, discours menaçants et craintes sous un pouvoir finissant.
M. K. et Salah K., le narrateur et son personnage, sont-ils les deux visages d’une même vérité ? Surgissent des réflexions sur la mort, absurde, accidentelle, volontaire, involontaire, la fatalité, la fin tragique. On ne peut s’empêcher de penser à Kafka ou Albert Camus. De chapitre en chapitre, le narrateur est comme un détective, courant des risques, fasciné lui-même par son personnage et sa notoriété publique, fouillant dans sa vie, son parcours, sa vision du monde, ses ambitions et ses rêves d’intellectuel engagé. Réussissant à construire une biographie passionnante de Salah K.
Beaucoup de personnages à l’existence réelle, facilement reconnaissables, forment les chaînons du roman, alimentent le fil conducteur, jamais linéaire, apportent de l’épaisseur, de l’émotion, développent évocations et souvenirs, contredisent les thèses d’un crime d’Etat.
Deux tableaux contradictoires de la Tunisie
La vérité pourtant, n’est pas élucidée, cela est-il possible ? La recherche en Histoire comme dans la petite histoire ne fait-elle pas face à ces lignes brisées, qui, avec la meilleure des volontés, reste inaccessible et permet, plutôt, la liberté d’imagination dans la littérature. Où se situe la littérature ? Où se situe l’Histoire ?
En allant à la rencontre de Salah K. et sa disparition étrange, source de toutes les interrogations et les spéculations, Ferran Cremades, brosse deux tableaux contradictoires de la Tunisie, à laquelle il avait déjà consacrée un premier roman, Hotel Africa (Ed. 62, Barcelona, 1987). Son regard est partagé entre accueils chaleureux, bras ouverts et contrariétés aux sueurs froides. Il reste lucide et affectueux. Critique et fraternel. On regrettera les coquilles d’impressions, mais peu de temps pour s’y attarder devant cette narration menée comme on enfile des perles dans un fil de beauté, afin d’apaiser la tragédie.‘
‘Ligne brisée’’, roman, Ed. du Panthéon, Paris, 2022.
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