Le «coup d’éclat du 25 juillet» 2021, en Tunisie, s’il avait un seul mérite, ce serait celui de nous avoir ramenés à la réalité, à notre pathétique réalité, celle de nos véritables limites. Il semblerait que nos «3000 ans de civilisation», nous les avions passés adossés à un arbre, à observer paître le troupeau, plutôt qu’à essayer de nous remettre en question, de nous départir de notre arrogance et de devenir des citoyens dignes.
Par Salah El-Gharbi *
En effet, loin de nous avoir délivrés de nos hantises, de nous avoir sortis des «ténèbres» de la dernières décennie, ce coup de force vient nous rappeler que nous restons prisonniers d’une certaine fatalité historique, enlisés, depuis l’Indépendance, dans un mouvement cyclique, fait de l’alternance de trois moments récurrents : un élan marqué par la volonté du renouvellement et qui s’infléchit sous l’effet d’une succession de crises, pour aboutir à une situation d’obstruction nécessitant l’enclenchement d’un nouveau départ.
Un départ poussif
Ainsi, au départ, et sous «l’État-Destour», le pouvoir est animé par l’ambition de moderniser le pays et de garantir à sa population bien-être et prospérité. Néanmoins, bousculé par les difficultés politiques, le pouvoir se durcit. Désormais, sur la défensive, il ne doit sa survie qu’à la mise en place d’un imposant dispositif préventif, une sorte de trépied, réunissant trois forces : le parti unique, l’administration et surtout la police. Même s’il parvient à améliorer considérablement la vie des gens, ce pouvoir tentaculaire va pécher par son arrogance et finit par se scléroser, mettant fin à une séquence prometteuse.
«La révolution de palais», conduite par Ben Ali, le 7 novembre 1987, s’ouvre, elle aussi, dans l’allégresse et sous le signe de l’espoir. Soutenue par une classe moyenne, enfin soulagée, assoiffée d’ouverture et de renouveau, le «changement» ne sera que cosmétique.
Certes, vue de l’extérieur, la boutique semble bien tenue, le locataire du palais de Carthage étant un homme scrupuleux et attentif à l’équilibre de son budget et la vitrine paraît propre et ordonnée, achalandée et alléchante. Mais, il suffit que l’on s’introduise à l’intérieur de l’arrière-boutique pour être frappé par l’atmosphère humide et ténébreuse qui sent le moisi et où les gros rats, livrés à eux-mêmes, se pavanent entre les sacs de blé dont ils se servent à loisirs, sans couiner…
Par conséquent, et au bout de deux décennies, ce pouvoir cynique et mesquin, et dont la hantise était de durer le plus longtemps possible, finit par se faire harakiri.
La «Révolution» du 14 janvier 2011, qui était venue clore définitivement la deuxième séquence du pouvoir destourien, était porteuse, elle aussi, de très belles promesses. Ainsi, dès les premiers jours, vrais islamistes et faux «laïcs» vont rivaliser d’arguments pour nous vanter les bienfaits de la «démocratie» dont ils seraient les apôtres.
Des nuances de gris
Hélas ! L’enchantement est de courte durée puisque, une fois la Troïka, dominée par Ennahdha, a le pied à l’étrier, elle ne fait que perpétuer les mêmes mauvaises pratiques de l’«ancien monde», avec l’amateurisme, la cupidité et l’ignominie en sus, et finit par enfoncer dangereusement le pays dans un chaos indescriptible dont toute la classe politique, y compris les destouriens, représentés par Béji Caïd Essebsi, partage l’entière responsabilité.
En somme, contrairement au narratif selon lequel notre histoire contemporaine se résumerait à un passage du jour à la nuit, au cours des sept dernières décennies, notre pays a connu plusieurs nuances de gris.
En réalité, la «révolution» n’aurait fait qu’accélérer l’œuvre du ver qui se trouvait, déjà, à l’intérieur de la pomme lisse et luisante qui trônait au-dessus du panier de fruits. Ainsi, le délabrement des systèmes d’enseignement, de santé, de transport…, la mauvaise gestion des sociétés nationales, l’état peu enviable dans lequel se trouvent la justice, la sécurité ou l’économie…, toutes ces difficultés dont souffre, aujourd’hui, le pays étaient connues de tous, et depuis longtemps, sans qu’elles fussent résolues à temps, faute de courage politique, de volonté, de compétence ou par négligence.
En fait, il serait injuste d’accabler les uns ou les autres. Car, les responsables d’hier comme ceux d’aujourd’hui sont tous les produits du même moule culturel. Ils héritent tous d’un lourd legs historique qui les enferme dans des schémas de pensées sclérosés où dominent aussi bien l’absence de rigueur morale et intellectuelle que la fascination pour la violence brutale au détriment du droit…
La démocratie, tant revendiquée par tous, ils ne l’ont pas dans leur ADN. Chez eux, cela n’a jamais été qu’un élément de discours. Dès lors, aujourd’hui, quand les membres du Front du salut, ces démocrates de circonstance, fustigent la mainmise de Kaïs Saïed sur le pouvoir, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, c’est comme si l’hôpital se moquait de la charité.
Une malédiction historique
Indubitablement, on est tous frappés par une certaine malédiction historique. La démocratie, le libéralisme politique, cela ne décrète pas. C’est un mode de pensée et des pratiques qui s’acquièrent dans la durée et qui nécessitent un dur apprentissage. Ainsi, les valeurs démocratiques ne s’apprennent pas sur les bancs des facultés de droit. Le parcours de l’actuel président de la république en est l’illustration.
Dans un pays où l’adage populaire dit «Epargne ma tête et frappe qui tu veux» demeure un précepte qui régit notre conduite au quotidien, il est difficile de faire admettre les valeurs de solidarité, de tolérance, de vivre ensemble, de respect de la dignité humaine…
Quand, chez nous, le mot «hakem» s’emploie couramment pour désigner aussi bien la police que la justice ou le pouvoir politique, il y a lieu de s’inquiéter. De même, quand, chez nous, chaque fois qu’on en veut à quelqu’un à cause de son cynisme ou de sa barbarie, on le traite de «juif», de «copte», de «kurde» ou même de «karbi», singulier de «krab», non péjoratif donné aux Arabes, c’est qu’on n’est pas sortis de l’auberge d’une pensée raciste, haineuse et poussiéreuse.
Par ailleurs, les notions de mesure, de nuance, de bon sens, on a du mal à s’y faire. Il n’y aurait que chez nous qu’on soit capable de transformer un fiasco sécuritaire en un «exploit épique» que la population de Ben Guerdane s’obstine à fêter chaque année, depuis 2016. Il n’y aurait que chez nous qu’on s’émeuve et qu’on s’indigne dès qu’un Palestinien est victime de la violence de la police israélienne, alors qu’on ferme les yeux sur les exactions policières que pourrait subir le voisin d’en face, et ce en accord avec notre précieux adage «la peur est sœur du salut».
De piètres «opposants»
Par conséquent, toutes les gesticulations et toutes les surenchères auxquelles se livrent, aujourd’hui, les «militants politiques» qui font mine de s’opposer à Kaïs Saïed, au nom de la «démocratie», restent vaines. D’ailleurs, si, malgré les difficultés qu’il rencontre en ce moment, le président parvient à conserver un socle solide de popularité, c’est parce qu’il a face à lui des adversaires qui manquent de crédibilité, incapables de se remettre en question, de se réinventer et qui ne font que rabâcher. Ainsi, appeler à la rescousse l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour soutenir la fronde contre Kaïs Saïed, n’est-il pas un aveu de faiblesse qui traduit les limites de leurs capacités de discernement, étant donné qu’en 2014, le contexte national et international était très différent et que si, à l’époque, on a réussi à passer le Rubicon, contrairement aux apparences, le mérite revenait moins à l’UGTT, qu’à la pression de l’étranger et au rôle capital joué par BCE qui avait su profiter de la fragilisation d’Ennahdha…
Par ailleurs, impliquer la centrale syndicale, qui a sa part dans le pourrissement du climat socio-économique et politique durant la dernière décennie, et qui est, de surcroit, loin d’être connue pour ses pratiques démocratiques, dans l’espoir de fléchir l’entêtement d’un président non-démocrate, n’est-il pas, encore une fois un signe d’amateurisme politique?
En somme, il serait temps qu’on comprenne que le sort du pouvoir hégémonique de Saïed n’est pas entre les mains de ces piètres «opposants» qui chercheraient à profiter de la crise pour satisfaire des ambitions personnelles.
Comme tout régime despotique, celui de l’actuel président porte en lui les germes de sa propre destruction. Comme celui d’Ennahdha ou de Nidaa, il continuera à multiplier les maladresses et à se laisser aveugler par son arrogance jusqu’à l’épuisement.
En attendant, l’«opposition» est appelée à clarifier sa propre vision, à faire preuve de maturité politique loin des vieilles recettes stériles, le temps qu’une nouvelle personnalité politique crédible, plus consensuelle émerge pour porter un vrai projet démocratique pour le pays qui soit, effectivement, en rupture avec sept décennies d’atermoiements politiques.
* Ecrivain, auteur du « Pont de la discorde: essai sur la rhétorique politique de la transition démocratique ».
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