Tunisie : une économie malmenée par les mass-médias?

«Qui finance et qui dicte votre ligne éditoriale?» Voilà la question posée par les enquêteurs tunisiens à un directeur d’une radio privée (Noureddine Boutar, Mosaïque, Ndlr), après son arrestation la semaine dernière, pour complot contre les l’Etat tunisien. La justice tunisienne crée le délit de la ligne éditoriale! Décryptage…

Par Moktar Lamari *

Il faut dire qu’en Tunisie, les médias poubelles imposent à l’opinion publique un agenda médiatique (media agenda-setting) aux antipodes des attentes et des réformes économiques requises dans le pays.

Le principal actionnaire et directeur général de cette radio très influente est interrogé (en état d’arrestation) par la police judiciaire, soupçonnant que sa ligne éditoriale est à la solde de «fauteurs de troubles», des lobbyistes mal intentionnés, et qui seraient à l’origine des pénuries, des hausses de prix, entre autres pour déstabiliser le régime Kaïs Saïed, par la critique et la propagande.

Il faut dire que la radio en question a été créée avant l’avènement de la révolte du jasmin en 2011, et sa création a impliqué les lobbyistes notoires et certains membres de l’entourage familial du président Ben Ali (1987-2011). Une radio qui a aussi cautionné les yeux fermés des douzaines de députés et ministres ayant gouverné depuis 2011.Des lignes éditoriales discontinues !

Sur le fond, on ne peut pas reprocher aux médias d’avoir une ligne éditoriale. Ces médias peuvent être inspirés par l’idéologie de gauche, ou de la droite, des islamistes ou encore des communistes, parmi tant d’autres convictions politiques. La liberté d’expression est en principe garantie en Tunisie du post-2011, par les deux constitutions instituées depuis la Révolte du Jasmin.

Rupture et in-confiance

Les médias ont le droit de véhiculer une idéologie et de mettre en valeur leur façon de voir la société, l’économie et ses rouages fiscaux ou monétaires. Évidement, dans le respect de la paix sociale et en harmonie avec les valeurs et les instituions en place.

Mais, plusieurs observateurs reprochent aux médias tunisiens la discontinuité et l’instabilité de leur ligne éditoriale. Celles-ci bougent constamment au gré des circonstances, des alliances et compromis, pour permettre à ces médias de rester branchés sur les partis et élites au pouvoir, pour tirer profit des dividendes liées. Certains médias agissent en entreprises mues par l’appât du gain et de la vénalité.

En Tunisie, certains médias audiovisuels en Tunisie sont devenus un passage-obligé pour accéder au pouvoir et la notoriété.

Le sondage de 2021, réalisé en Tunisie par la World value survey, montre que 70 à 75% des citoyens ne font pas confiance aux médias dominants en Tunisie (presse, radio, télévision).

D’autres observateurs internationaux regrettent la profonde rupture et décalages qui séparent la Tunisie profonde des médias dominants et ces animateurs nantis qui trônent en maîtres de la pensée dominante cultivée dans les médias de la capitale Tunis.

Si les médias de masses peuvent être de propriété privée, totalement axée sur la maximisation des profits (comme n’importe quelles entreprises privées produisant les tomates ou les yaourts), leurs impacts sont forcément publics.

Ces médias émettent et diffusent de façon non-exclusive, non-divisible et non-rivale des informations et des préoccupations qui façonnent l’opinion publique et marquent les esprits. Les émissions et les programmes médiatiques deviennent forcément des biens publics (maux publics dans certains cas).

C’est pourquoi, les méfaits des médias qualifiés de poubelles peuvent être néfastes pour l’intérêt commun et pour la bonne gouvernance des pays. Les dégâts sont encore plus graves quand les médias poubelles dominent les autres à l’aune de l’audimat. Un nivellement pas le bas est ainsi produit au grand désespoir de la collectivité.

En Tunisie, les médias audiovisuels n’ont pas encore acquis toute la maturité requise pour s’arrimer aux besoins d’information de la société dans son ensemble. Certains d’entre eux, notamment des radios et des télévisions, ont montré leur affiliation directe à des partis politiques dominants.

Certains hommes et femmes politiques doivent leurs notoriété et élections aux médias de masses qui ont choisi de promouvoir leurs carrières, en sacrifiant d’autres, et souvent sans trouver de liens tangibles entre la ligne éditoriale du média en question et du politicien (ou politicienne) ainsi parrainée.

Les partis politiques ont compris les enjeux et eux aussi cherchent à avoir leurs propres médias et leurs journalistes attitrés au service de leurs causes. Pour ces partis, le pouvoir passe par les médias et donc par cette caste de journalistes grandes gueules, prêts à tout pour l’audimat et la monopolisation du marché médiatique. La presse écrite étant en perte de vitesse, les Tunisiens ne peuvent plus se payer les prix des journaux et magazines.

Cette connivence malsaine entre les médias et les élites politiques qui ont ruiné la Tunisie du post-2011, n’est plus à démontrer.

Une relation faite d’allégeance et fondée de relation de donnant-donnant s’est installée entre médias et milieux politiques, depuis 2011.

Media agenda-setting

Les plus importants impacts des médias sur l’opinion publique se font dans le cadre de la mise à l’agenda des enjeux jugés prioritaires par les médias et imposés par le matraquage médiatique dans les programmes du gouvernement et autorités liées.

Les médias ont ainsi compris l’importance de leur influence grandissante dans la détermination de l’agenda politique. Et ce, en mettant les projecteurs sur certains problèmes et pas sur d’autres, les médias peuvent empêcher certains enjeux et problématiques d’accéder aux priorités et momentum de la prise de décision gouvernementale.

L’agenda setting médiatique impose donc ses problématiques et priorités au pouvoir et à l’économie, et ce au détriment de bien d’autres problématiques et enjeux de société.

Dans ce processus, les priorités souvent manipulées et monnayées par les médias (et journalistes) au profit de cartels, lobbys et groupes d’intérêt!

La notion d’agenda-setting désigne un modèle qui établit une relation causale entre l’importance que les médias accordent à certains sujets et la perception qu’ont les citoyens de l’importance de ces sujets et enjeux.

En Tunisie, les médias poubelles influencent plus que les autres médias, l’ordre du jour des urgences et affaires publiques dans la mesure où le public ajuste sa perception de l’importance relative des sujets à l’importance que les médias leur accordent.

Les enjeux des réformes douloureuses à entreprendre en matière d’économie, de finances publiques et de politique monétaire ne sont pas suffisamment sexys pour mériter l’intérêt de ces médias populistes, à la recherche de l’argent facile, notamment par la publicité bas de gamme et conçue sur mesure pour le citoyen lambda.

Ces médias poubelles ne recrutent pas les économistes les plus compétents, et ouvrent leurs portes aux lobbyistes et groupes d’intérêts capables de payer pour occuper l’espace médiatique.

Les erreurs d’analyses en matière d’économie sont monnaie courante, et les slogans populistes occupent le haut du pavé des animations faisant intervenir des économistes du sérail.

On évacue systématiquement les enjeux essentiels: productivité, innovation, réduction des gaspillages de l’Etat, fardeau de la dette… On ne veut pas fâcher et on ne veut pas inquiéter!

Les médias poubelles pactisent ainsi avec la descente en enfer de l’économie et laissent faire les politiques fiscales et monétaires les plus dévastatrices pour la Tunisie.

On reproduit le statuquo économique, et on reporte sine die l’agenda des réformes douloureuses en économique et en politique publique.

Les médias sociaux, facebook, Web 2.0, et blogs divers n’arrivent pas à structurer la diffusion crédible de l’information économique, et se limitent aux petites phrases, alors que le citoyen lambda a besoin de comprendre, en lisant des explications structurées et crédibles sur l’économie, le budget de l’Etat et les politiques monétaires à l’œuvre.

Les fake news discréditent ces réseaux et dévoilent l’ampleur des défaillances des systèmes d’information économique et des nouvelles technologies liées.

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur: Economics for Tunisia, E4T.  

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