Si en Tunisie, il n’y a pas eu de guerre civile au lendemain du changement de régime en 2011, contrairement aux autres pays arabes, c’est parce que celle-ci est quotidienne, larvée, feutrée, et qu’à chaque étape de la vie courante, dans les queues, dans les cliniques, les garages et les gendarmeries, le citoyen fait face à une tentative constante de le spolier.
Par Dr Mounir Hanablia *
Rien qu’hier, une patiente admise en échographie avait à peine commencé à se déshabiller avant l’examen qu’une surveillante est arrivée en disant qu’il fallait qu’elle évacue la salle parce que la patiente du Dr Conteur devait passer avant, et que ce dernier terminant son examen en salle de cathétérisme arrivait incessamment.
Ce sont là des manières avec lesquelles certains patients et leurs médecins sont parfois traités.
Naturellement, cette surveillante n’a pas reçu satisfaction et le Dr Conteur a dû attendre quelques minutes que la salle soit libérée.
Des affaires toujours plus urgentes que la vôtre
A priori, il n’y a pas de point commun entre une clinique et un poste de police. En clinique, en général, on vous demande rarement de revenir. Au poste de police, on vous le demande toujours. Et souvent on vous explique «à bras raccourcis» après plusieurs semaines d’attente quand votre patience est à bout qu’après tout il y a des affaires plus urgentes que la vôtre (que des insultes), que le sous-effectif ne permet pas de les traiter toutes rapidement, que les anciens ministres (!) et les médecins doivent attendre leur tour, et qu’après tout il y a toujours le procureur de la république pour se plaindre. Y a-t-il un rapport entre cela et le garagiste? Vous pouvez avoir fait remplacer votre courroie de transmission il y a deux mois et penser que vous êtes tranquille, vous vous retrouverez après un claquement sec en train de rouler avec une direction faussée et le voyant de la batterie allumé pour vous entendre dire au garage que vous êtes bien content d’avoir rejoint que votre courroie neuve a sauté et qu’elle est toute usée.
Le rapport entre la clinique, le poste de police, et le garage? Le citoyen n’a pas le choix. Il doit se soumettre aux exigences que d’autres lui imposent, ce qui est normal, mais rarement dans le cadre de la loi, ce qui l’est moins.
Dans les cliniques, il y a des médecins prioritaires. On ne vous le dit pas parce que c’est dans l’ordre «normal» des choses. C’est au nom des impératifs de rentabilité que l’inégalité est institutionnalisée, pudiquement certainement, mais pas clandestinement, et en réalité, il s’agit de liens familiaux ou amicaux avec les propriétaires, dont la première préoccupation n’a jamais été des finances saines ou un surcroît de bénéfices, mais simplement de faire ce qu’ils veulent.
Certains dossiers sont plus égalitaires que d’autres
Officiellement tous les médecins sont égaux. Au poste de police c’est toujours au nom de l’égalité que les délais sont imposés. Néanmoins, certains dossiers sont plus égalitaires que d’autres, et les délais d’attente sont plus profitables aux uns qu’aux autres, mais c’est là le pouvoir discrétionnaire de l’autorité publique. Quant au garage, vous serez obligé de casquer deux fois le montant de vos réparations jusqu’à comprendre que vous avez un intérêt à établir des liens «amicaux» avec le chef de l’atelier; autrement vous en subirez les conséquences.
Si en Tunisie, il n’y a pas eu de guerre civile au lendemain du changement de régime en 2011, contrairement aux autres pays arabes, c’est parce que celle-ci est quotidienne, larvée, feutrée, et qu’à chaque étape de la vie courante, dans les queues, dans les cliniques, les garages et les gendarmeries, le citoyen fait face à une tentative constante de le spolier.
On a inventé la guerre civile clandestine. A quoi bon les kalachnikovs et les chars quand tout se règle par d’autres moyens? Et ce n’est nullement une affaire de régime politique, on pourra les essayer tous, il est douteux que cela y remédie. On est ainsi devenu à ce point insupportable que ses propres enfants préfèrent les tréfonds de la mer à la perspective d’y vivre.
Unamono disait: «J’ai mal à mon Espagne». C’est de nous tous que souffre notre Tunisie.
* Médecin de libre pratique.
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