La controverse provoquée par un mot jugé grossier prononcé par l’humoriste français AZ sur la scène du théâtre romain de Carthage a pris une telle ampleur dans l’opinion que le président de la république Kaïs Saïed a cru devoir s’y inviter en parlant d’«atteinte non seulement contre ce prestigieux festival mais aussi contre les bonnes mœurs» et en considérant qu’il s’agit d’un acte «qui s’élève au rang de crime, tel que stipule la loi 226 bis du Code pénal» *, laquelle prévoit, rappelons-le, 6 mois d’emprisonnement et une amende de 1000 dinars. Irons-nous jusque-là ?
Par Hssan Briki
L’Établissement national pour la promotion des festivals et des manifestations culturelles et artistiques, ainsi que le comité d’organisation de la 57e édition du Festival international de Carthage, présidé par Kamel Ferjani, ont exprimé des regrets à la suite des propos tenus par le comédien français AZ lors de la soirée du dimanche 16 juillet, intitulée ‘‘La nuit du rire’’.
«L’incident» était une improvisation qui sortait du texte prévu par l’humoriste, soulignant que le mot incriminé n’était pas inclus dans le programme artistique et n’avait pas été entendu lors des répétitions avant la soirée.
Ce qui est primordial, bien plus que les excuses présentées par le comité du festival et leur responsabilité dans ce qui a été dit pendant le spectacle, c’est le débat récurrent qui refait surface concernant le contenu de ce spectacle comportant des propos jugés grossiers, alors que les Tunisiens les entendent quotidiennement dans le lieux publics et même, parfois, à la maison, du moins chez certaines familles. Ce débat oppose les partisans de la liberté absolue de l’art à ceux qui considèrent que les arts, tout comme d’autres domaines, doivent se conformer à des règles spécifiques.
Le directeur du festival Kamel Ferjani présentant des excuses officielles au public.
Il convient de souligner, avant de prendre position sur ce qui a été présenté, que toute règle a des exceptions, sinon elle deviendrait erronée, et que toute liberté a ses limites, sinon elle sombrerait dans le chaos.
A chaque lieu son discours
En effet, l’art, tout comme les autres domaines, est fondé sur la liberté, à condition que cette liberté ne dépasse pas certaines limites déterminées par le contexte. Il n’est pas possible de comparer la liberté artistique autorisée au théâtre, par exemple, avec celle permise au cinéma, et surtout pas par rapport à celle autorisée à la télévision, en raison des différents contextes entre ces domaines.
Les œuvres télévisées, étant diffusées dans les foyers et destinées à un large public composé de différentes tranches d’âge et classes sociales, sont soumises à des limites et règles plus strictes que le théâtre et le cinéma, qui sont considérés comme des espaces privés où le spectateur choisit de se rendre pour regarder une œuvre d’un certain type et discours. Cela permet de rompre certaines de ces règles moins rigoureuses en raison de la spécificité du public et de la nature de l’espace.
Les normes varient en fonction de la nature de l’auditoire et de l’espace, selon la nature du domaine dans lequel le discours est présenté, les règles diffèrent. Il est évident que ce qui est acceptable à l’école, à l’institut, au café, à la mosquée, à la maison, dans les médias ou dans les espaces publics est différent et ne peut pas être pareil.
Ainsi, la règle clé pour trancher le débat sur le sujet est «à chaque lieu son discours», et cette règle s’applique à l’art comme à d’autres domaines, chacun ayant sa propre spécificité. Cela ne signifie en aucun cas une atteinte à la liberté ou une quelconque limitation de celle-ci.
En fait, la liberté est totale et absolue, non seulement dans l’art, permettant d’aborder et de traiter tous les sujets, mais les discours doivent être déterminés par leur contexte.
Il n’y a ni pudeur dans la religion, ni dans la science, en particulier, ni dans l’art, bien sûr, grâce à la liberté d’aborder différents sujets et thèmes sans censure, à condition de respecter le contexte. Ainsi, il est possible de traiter des sujets de nature sexuelle, mais cela ne peut jamais être fait avec les mêmes termes utilisés dans un café entre un groupe d’amis, par exemple, lors d’une conversation intime, que lors d’une conférence scientifique à l’université, ou à la télévision ou à la radio à destination du grand public, et surtout pas comme dans une mosquée lors du prêche du sermon par l’imam.
La distinction entre les contextes
Restreindre la liberté signifie qu’il est impossible de présenter une idée et d’interdire le droit de traiter un certain sujet. En revanche, déterminer les termes et la manière de présenter les idées en fonction de chaque contexte est une pratique rationnelle visant à distinguer entre les différents contextes. Sinon, une salle de classe deviendrait équivalente à un coin d’un café, une mosquée serait identique à un marché, et un média serait au même niveau qu’une conversation privée à la maison. Cela dénote un comportement irrationnel qui ne fait pas la distinction entre les contextes.
Kaïs Saïed sermonne la ministre des Affaires culturelles.
Par conséquent, un festival public, voire international, comme Carthage, doit inévitablement se différencier d’un espace de rue, d’un café ou d’une salle privée. Il s’agit d’un événement public qui s’adresse à toutes les catégories sociales et d’âge, et les normes y sont définies en fonction de cette spécificité.
Par conséquent, ce qui est autorisé dans un espace théâtral privé fréquenté par des visiteurs conscients de leurs choix dans un environnement particulier, ne peut être utilisé dans un festival international populaire, ouvert à tout le monde, où certains spectateurs peuvent ne pas avoir la même conscience de l’art.
En plus de tout cela, du point de vue purement artistique, même si nous supposons que la pièce de théâtre a été jouée dans un espace privé autorisant de tels propos, peut-on vraiment la considérer comme de l’art ? Si l’art est direct, qu’est-ce qui le différencie du discours d’un citoyen ordinaire dans la rue ou dans un café ? L’art est une représentation indirecte de la réalité, avec un regard différent. C’est ce qu’on appelle la perspective artistique. Par conséquent, le discours présenté n’est pas simplement absurde, comme certains l’ont prétendu. La futilité artistique réside dans un discours indirect qui porte une recherche et une perspective différentes sur des sujets et des contenus futiles, comme présenter des jeux de mots, dont la signification dépend du contexte. L’utilisation d’outils artistiques pour un contenu dépourvu de message est également considérée comme une futilité artistique.
Pour ceux qui ont abordé cette question uniquement sous l’angle du désir et de l’acceptation du public, il est nécessaire de les rappeler que ce facteur ne peut déterminer la valeur artistique de l’œuvre. D’un point de vue fondamental, que se passerait-il si des étudiants et un enseignant se mettaient d’accord pour aborder un sujet en utilisant un langage obscène et une méthode d’analyse arbitraire et non scientifique ? Cela légitimerait-il ce qu’ils font et le rendre scientifique ? Ainsi, le désir et l’acceptation du public ne définissent en aucun cas la légitimité de ce qui a été fait.
* Le président Saïed a été encore plus loin, lors de la rencontre avec la ministre des Affaires culturelles, Hayet Ketat Guermazi, mardi 18 juillet, en se demandant «comment peut-on gratifier quiconque qui porte publiquement atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique en lui attribuant près de 26 000 euros alors qu’il devrait être emprisonné et payer une amende tel que stipule la loi». Selon lui, «tout est orchestré pour frapper la Patrie et l’Etat». «Ce n’est pas du hasard si le citoyen est touché dans ses droits les plus élémentaires comme les produits alimentaires et l’accès à l’eau potable», a-t-il dit, ajoutant que les dépassements vont au-delà du cadre social pour atteindre «l’éducation et la culture». Va-t-on pousser cette logique conspirationniste jusqu’à lancer ses poursuites judiciaires à l’encontre de AZ dans le cadre de l’affaire dite de «complot contre l’Etat» dans laquelle sont poursuivis des dizaines d’opposants au pouvoir ?
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