Dans son livre, ‘‘Soldiers of Democracy ? Military Legacies and the Arab Spring’’ («Soldats de la démocratie ? Héritages militaires et le printemps arabe»), Sharan Grewal, boursier non résident au think tank américain Brookings, examine le rôle de l’armée tunisienne dans ce qu’il considère comme le coup d’État de Kaïs Saïed, montrant comment les normes, les intérêts et la politique de l’armée ont façonné son comportement.
Par Imed Bahri
Longtemps saluée pour son professionnalisme, l’armée tunisienne a aidé le président Kaïs Saïed à prendre le pouvoir le 25 juillet 2021, en fermant le parlement. Des tribunaux militaires ont depuis poursuivi des dissidents, tandis que le pays recule vers l’autoritarisme, estime Sharan Grewal, qui a pris part à la discussion virtuelle sur les conclusions de son nouveau livre et l’évolution de l’armée tunisienne, organisée par le Center for Middle East Policy de Brookings, le 25 juillet 2023, deux ans après la prise de pouvoir de Saïed.
Les panélistes ayant participé à cette discussion diffusée en ligne sont Suzanne Maloney, vice-présidente et directrice des relations extérieures à Brookings, Sharan Grewal, chercheur non-résident au Center for Middle East Policy, Mohamed Dhia Hammami, doctorant à Syracuse University, Eya Jrad, chargée de recherche au Nato Defense College, et Erin Clare Brown, rédactrice Afrique à New Lines Magazine. Ils ont examiné des questions clés telles que pourquoi l’armée a accepté de fermer le parlement, comment les relations entre civils et militaires évoluent aujourd’hui et les implications pour la politique américaine vis-à-vis de la Tunisie.
L’armée tunisienne n’a jamais dit « Non » au président
Nous nous contenterons dans cet article de rapporter certaines analyses de Sharan Grewal à propos de ces questions. Selon le chercheur, trois raisons principales expliquent les positions de l’armée qui l’ont amenée à fermer le parlement et à soutenir le processus initié par Saïed.
«L’armée tunisienne a soutenu la démocratie au début de la transition démocratique, avant de la lâcher ensuite, et cela à de quoi surprendre et susciter des interrogations. L’armée a soutenu la démocratie au début du processus quand elle a refusé de donner suite aux appels au coup d’Etat lancés en 2013, pourquoi a-t-elle donc accepté de faciliter le coup d’Etat de Kaïs Saïed et de contribuer ainsi à l’opération de démantèlement de la démocratie, en jugeant les civils dans ses tribunaux et en aidant à expulser des immigrés africains?», se demande Grewal.*
Le chercheur, qui a discuté de ces questions avec de hauts gradés de l’armée tunisienne à la retraite, affirme avoir identifié trois facteurs déterminants qui ont amené l’armée à respecter les ordres de Kaïs Saïed.
«Ce que l’armée a fait ne dénote pas d’un grand professionnalisme, parce que le professionnalisme signifie l’application des ordres émanant du chef de l’exécutif, sauf ceux qui sont illégaux ou non constitutionnels. Or, la fermeture du parlement était un acte non-constitutionnel», estime le chercheur. Il explique : «L’article 80 (de la constitution de 2014, en vertu duquel Kaïs Saïed a décidé le limogeage du chef du gouvernement Hichem Mechichi, le gel des travaux du parlement et la proclamation de l’état d’exception, Ndlr) stipule la poursuite des travaux de l’Assemblée. Cette décision de fermeture est incompréhensible, car le président est lui-même professeur de droit constitutionnel. L’armée n’a pas examiné la constitution de 2014, et n’a pas étudié l’article 80 et les limitations qu’il stipule. Et à ce moment-là, elle n’a pas fait preuve de neutralité. Il n’y avait aucune partie que l’armée pouvait consulter à ce sujet, car il n’y avait pas de Cour constitutionnelle et il n’y avait pas de juristes qualifiés pour donner un avis autorisé au sein du ministère de la Défense.»
Sur un autre plan, Grewal s’inscrit en faux contre la «fable» selon laquelle le général Rachid Ammar aurait dit «Non» à Ben Ali, estimant que l’armée tunisienne n’a pas d’antécédent dans ce domaine : elle n’a jamais dit «Non» à aucun président. «L’armée n’avait pas la connaissance nécessaire lui permettant de considérer que l’ordre de Kaïs Saïed (de fermer le parlement, Ndlr) était inconstitutionnel. L’application des ordres de Saïed s’inscrit aussi dans la culture de l‘obéissance aux ordres du président et l’adoption de son interprétation de l’article 80. Elle s’inscrit aussi dans la volonté de l’armée de rester hors du champ politique», explique Grewal. Qui poursuit : «L’un des généraux me l’a dit : « Nous avons dit oui au président à ce moment-là parce que nous suivons les instructions. Si nous avions dit non au président, cela aurait été interprété comme une ingérence dans les affaires politiques’’».
Une neutralité rompue
Le chercheur souligne un autre facteur déterminant : selon lui, «les généraux de l’armée tunisienne ont adopté les thèses populistes du président et sa théorie sur le nécessaire assainissement du système politique. Et cela s’explique par l’histoire de l’armée tunisienne qui s’est toujours tenue à l’écart de la politique. Mais lorsqu’elle a vu la politique de près au cours de la transition démocratique, celle-ci leur est apparue comme l’incarnation du désordre et de l’incompétence. Elle a compris que les partis politiques œuvrent pour leurs propres intérêts pour remporter les élections».
Grewal affirme que les généraux avec lesquels il a discuté en 2019 et 2020 répétaient tous les discours de Saïed selon lesquels tous les partis politiques sont corrompus, que la démocratie exigeait des partis intègres et que ces partis étaient inexistants en Tunisie. Et il estime qu’une telle position est en contradiction avec le principe de neutralité que ces généraux prétendent observer.
«En vérité, cette position est éminemment politique», souligne-t-il, en affirmant que l’amélioration de la situation générale de l’armée au lendemain de la révolution de 2011, la nomination de plusieurs hauts gradés militaires dans des postes importants au sein de l’Etat et la confiance dont jouit généralement l’armée auprès de l’opinion publique ont aussi joué un rôle déterminant dans toutes ces évolutions, dont a profité Kaïs Saïed pour avoir le soutien de l’armée.
* La participation de l’armée à l’expulsion des migrants n’est pas prouvée. Ce sont les forces de sécurité qui ont mené cette mission.
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