L’Union européenne (UE) a eu des discussions avec la Tunisie sur un éventuel accord visant à réduire la migration irrégulière en Méditerranée. Les auteurs de l’article affirment que même si l’accord proposé pourrait réduire le nombre d’arrivées en Europe, il pourrait avoir un prix élevé pour les droits de l’homme.
Par Sarah Wolff & Florian Trauner *
[En juillet dernier], les dirigeants de l’UE se sont précipités pour rendre visite au président tunisien Kaïs Saïed. Leur objectif (…) était de négocier un accord sur la migration. En échange d’un milliard d’euros, la Tunisie est désormais censée devenir un nouveau garde-frontière pour l’UE.
Bien que le président Saïed ait rassuré son auditoire national sur le fait que le pays ne jouerait pas ce rôle, il ne dispose que de peu d’options. La situation économique en Tunisie est grave, avec une dette publique de 80% du PIB et une inflation galopante. L’agence de notation de crédit Fitch a récemment abaissé la note de la Tunisie à CCC-, indiquant qu’elle considère que le pays présente un risque élevé de défaut de paiement sur ses obligations de dette.
La pression en faveur d’un accord sur la migration reflète un changement plus large dans la mentalité de l’UE en matière d’asile. De plus en plus perçus comme leur talon d’Achille dans une compétition géopolitique qui s’intensifie, les États membres de l’UE privilégient désormais le verrouillage de l’accès aux demandeurs d’asile via des procédures frontalières accélérées et l’externalisation des obligations de protection. Les accords contestés avec des pays tiers, dont beaucoup se caractérisent par une situation désastreuse en matière de droits de l’homme, s’inscrivent dans ce tableau plus large. La généreuse protection temporaire offerte aux Ukrainiens reste une exception dans un régime d’asile où les droits des demandeurs d’asile se rétrécissent.
Un outil efficace ?
La justification du projet d’accord UE-Tunisie sur la migration est loin d’être nouvelle. Ce n’est pas non plus la première fois que l’UE cherche à conclure des accords avec des dirigeants autoritaires du pourtour méditerranéen. Le plus célèbre d’entre eux est l’accord UE-Turquie de 2016, dans lequel l’UE a accepté de fournir une aide financière et de réinstaller un réfugié syrien enregistré en échange de chaque réfugié syrien renvoyé en Turquie.
L’accord, qui a été renouvelé en 2020, a été jugé efficace par les États membres de l’UE. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors que le nombre d’arrivées par voie maritime de Turquie vers la Grèce atteignait 856 723 en 2015, il est tombé à seulement 29 718 en 2017 et, malgré une augmentation en 2019, n’est plus que de 12 758 en 2022. Parallèlement à l’accord UE-Turquie, l’UE a approuvé un protocole d’accord bilatéral entre l’Italie et la Libye en 2017. Il existe également plusieurs accords bilatéraux informels entre les États membres de l’UE et les pays voisins.
Malgré cela, les flux globaux vers l’UE n’ont pas cessé en Méditerranée. Ils ont tout de même atteint 159 410 arrivées en 2022, d’autres parties de la Méditerranée devenant des zones d’arrivée plus importantes. L’Italie accueille désormais plus de migrants que la Grèce. Il existe de nombreuses preuves qu’une surveillance accrue des côtes et de la mer conduit simplement à une réorientation des routes migratoires. Les migrants continuent de rechercher la sécurité ou des opportunités en Europe.
Le système d’asile à deux vitesses de l’UE
La tentative sans scrupules de verrouiller la frontière sud de l’UE est en contradiction avec la politique généreuse de l’UE envers les réfugiés ukrainiens.
À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’UE a rapidement activé sa directive sur la protection temporaire. Cet outil, qui n’avait jamais été utilisé auparavant, a fourni un régime de protection temporaire aux Ukrainiens dans le but d’empêcher l’effondrement du régime d’asile européen commun de l’UE, qui n’aurait jamais été en mesure de faire face à l’arrivée et au traitement d’environ 4,8 millions de nouveaux réfugiés en Europe.
La directive sur la protection temporaire présente l’avantage d’offrir aux Ukrainiens une protection en tant que groupe au lieu de traiter chaque demande d’asile individuellement. La gestion de la situation des Ukrainiens par l’UE n’est pas sans difficultés, comme l’intégration des nouveaux arrivants sur le marché du travail, mais de nombreux observateurs ont souligné le pragmatisme de l’UE dans la coordination rapide de cette réponse.
Le fait que les Ukrainiens étaient des voisins directs fuyant un conflit a assuré l’unité de l’UE sur plusieurs fronts. Cela contraste fortement avec l’approche adoptée à l’égard des États méditerranéens, qui sont souvent des pays de transit pour les migrants venus de conflits plus lointains. Nous assistons aujourd’hui à des réponses très différentes et divergentes aux défis posés par les réfugiés aux frontières orientales et méridionales de l’UE. L’UE a essentiellement mis en place un système à deux niveaux qui s’appuie dans une certaine mesure sur la présélection pour déterminer qui a droit à une protection.
Recherche d’un consensus européen
L’accord proposé entre l’UE et la Tunisie ne peut être compris isolément. Il fait partie intégrante des efforts déployés par les États membres de l’UE pour réformer le régime d’asile européen commun. Ce faisant, le Conseil européen a donné la priorité à des procédures d’asile plus strictes et plus rapides, à des mesures renforcées pour retenir les migrants et à des taux de retour plus élevés.
Les États membres de l’UE qui refusent d’accepter des demandeurs d’asile seront obligés de faire preuve de solidarité par d’autres moyens, par exemple en contribuant financièrement à la gestion des migrations de l’UE. Cela contribue à expliquer la volonté de l’UE de renvoyer les migrants vers des pays avec lesquels ils ont des liens, même superficiels. Les États membres auront la pleine souveraineté pour décider quel pays tiers est «sûr» pour un migrant de retour.
Ces réformes intègrent des pratiques que certains États membres utilisent depuis plusieurs années. Plus tôt cette année, par exemple, l’Italie a annoncé l’état d’urgence en matière de migration, ce qui réduit effectivement les droits des migrants. La réponse de la CE à cette pratique et à d’autres pratiques contestées en matière de migration a été particulièrement faible par rapport aux critiques qu’elle a exprimées à l’égard de la réponse de la Hongrie à la crise des réfugiés syriens de 2015.
La Lettonie, la Lituanie et la Pologne ont également mis en œuvre des lois d’urgence et érigé des clôtures frontalières à l’été 2021 en réponse à l’augmentation des flux de personnes en provenance de Biélorussie. Ces lois sont toujours en vigueur et ont été prolongées en raison de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Même si la Commission a critiqué les tentatives de refoulement des personnes vers la Biélorussie, elle n’a engagé aucune procédure d’infraction concernant la situation, comme elle l’a fait avec la Hongrie.
Tout cela signifie que le droit d’asile dans l’UE dépend de plus en plus de la volonté politique des États membres. De nombreux dirigeants européens considèrent désormais l’asile comme un risque géopolitique grâce auquel des pays tiers peuvent exercer des pressions sur l’UE. Cela explique l’accent mis par l’UE sur son voisinage méridional. Des accords tels que celui proposé avec la Tunisie risquent de laisser les migrants coincés dans des pays qui les traitent de manière inhumaine. L’approche de l’UE pourrait avoir un impact sur la réduction des arrivées en Europe, mais cela pourrait avoir un prix élevé pour les droits de l’homme.
Source : Blog de la London School of Economics.
* Sarah Wolff est professeur de politique européenne et de relations internationales et directrice du Centre de recherche européenne à l’Université Queen Mary de Londres. Et Florian Trauner est directeur du Centre de recherche sur les migrations, la diversité et la justice et titulaire de la chaire Jean Monnet à la Brussels School of Governance.
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