Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, pratiquement toutes les grandes institutions allemandes se sont engagées dans une vague de répression contre les communautés ethniques minoritaires – dont l’ampleur et l’intensité sont sans précédent dans l’histoire d’après-guerre de l’Allemagne. Les cibles sont les Palestiniens, les autres personnes de couleur et les juifs antisionistes. (Illustration: après avoir fait pleurer beaucoup d’Allemands, en 2015, Reem Sahwill est désormais vouée aux gémonies).
Par Kumars Salehi *
«Enlevez le passeport allemand de la jeune réfugiée Reem», titre Bild, le magazine à sensation le plus lu d’Allemagne. Alors qu’elle était âgée de 14 ans, au plus fort de la «crise des réfugiés» en Allemagne, Reem Sahwil, une adolescente palestinienne, a parlé dans un parfait allemand et en larmes, exprimant le souhait de rester en Allemagne. La séquence télévisée de 2015 avec la chancelière de l’époque, Angela Merkel, a suscité la sympathie de nombreux Allemands, y compris dans les médias.
Cette sympathie était cependant conditionnée à son silence. Bien qu’elle ait obtenu la nationalité allemande cette année, Sahwil fait désormais face à des appels de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), le plus grand parti politique d’Allemagne, et du Parti libéral-démocrate au pouvoir, exigeant sa dénaturalisation et son expulsion du pays. Son forfait : une publication Instagram contenant les mots «du fleuve à la mer» [allusion au territoire historique de la Palestine, Ndlr].
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, pratiquement toutes les grandes institutions allemandes se sont engagées dans une vague de répression contre les communautés ethniques minoritaires – dont l’ampleur et l’intensité sont sans précédent dans l’histoire d’après-guerre de l’Allemagne. Les cibles sont les Palestiniens, les autres personnes de couleur et les juifs antisionistes.
Une liste des incidents de censure les plus médiatisés depuis le 7 octobre démontre l’intensité de la pression exercée par les médias et les institutions culturelles pour faire taire les voix marginalisées, dont certaines étaient auparavant saluées comme les hérauts d’une scène littéraire et artistique diversifiée et ouverte.
Une censure tous azimuts
La Foire du livre de Francfort a annulé une cérémonie de remise de prix honorant la romancière palestinienne Adania Shibli; la ville de Bochum a annulé le prix Peter Weiss décerné à l’écrivaine anglo-ghanéenne Sharon Dodua Otoo, basée à Berlin; la Biennale allemande de photographie contemporaine a annulé sa tournée de 2024 après avoir licencié le conservateur et célèbre photojournaliste bangladais Shahidul Alam; et le Musée de la Sarre a annulé une exposition en 2024 mettant en vedette l’artiste juive sud-africaine Candice Breitz, basée à Berlin.
Plus récemment, le Sénat du Land de Brême et la Fondation Heinrich Böll, affiliée au Parti Vert, ont pris la décision collective de retirer cette année le Prix Hannah Arendt pour la pensée politique à la journaliste russo-américaine Masha Gessen, qui est juive.
Quand l’Allemagne fait payer aux Palestiniens… ses crimes nazis
Les manifestations de solidarité avec les Palestiniens se sont heurtées à des violences policières. De nombreux rapports crédibles décrivent le profilage racial de la police et l’arrestation même de non-participants dans la rue. Berlin a bloqué Youth Against Racism, une manifestation pour pleurer les enfants tués lors du bombardement israélien de Gaza, ainsi que des actions organisées par des militants juifs et israéliens. Selon la police, un rassemblement organisé par le groupe progressiste Jewish Voice n’a pas pu avoir lieu car il était «explicitement ouvert aux participants d’origine palestinienne».
La CDU propose désormais une résolution faisant du soutien à Israël une condition de la citoyenneté allemande, menaçant tous les binationaux de la même punition qu’ils souhaitent pour Reem Sahwil.
Après que Berlin ait interdit les drapeaux, les couleurs et les keffiehs palestiniens dans les écoles, un enseignant a été filmé en train d’agresser un élève tenant un drapeau. Deux élèves ont été suspendus, tandis que l’enseignant n’a pas encore fait face aux conséquences de son acte.
Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, des comparaisons avec les attentats du 11 septembre et le climat politique américain qui en a résulté ont été faites avec plus ou moins de justifications de part et d’autre. Mais de telles comparaisons semblent avoir le plus de mérite en Allemagne, où la répression juridique, politique et culturelle contre quiconque considéré comme un défenseur, même modéré, des droits des Palestiniens, est sans précédent.
Les institutions culturelles du soi-disant «pays des penseurs et des poètes» sont dangereusement déconnectées, non seulement des leçons plus larges de l’héritage impérialiste de l’Allemagne, mais aussi des poètes et penseurs du reste du monde.
Une histoire rédemptrice
L’historienne de l’art et archéologue germano-israélienne Katharina Galor est co-auteur du livre de 2020 ‘‘Le triangle moral : Allemands, Israéliens, Palestiniens’’. Elle dit que la codification du soutien à Israël en tant que Staatsräson ou raison d’État de l’Allemagne signifie que la diaspora palestinienne d’Allemagne – la plus grande d’Europe – «comprend l’histoire et le contexte de la violence» mais «ne peut pas s’exprimer car cela peut avoir des conséquences sur leur vie et leur survie, notamment des pertes d’emploi».
L’écrivaine juive basée à Berlin Deborah Feldman déplore que, depuis qu’elle a déménagé en Allemagne, elle n’ait pu discuter d’Israël et de la Palestine avec personne d’autre qu’avec les Israéliens et les Palestiniens eux-mêmes : «Les Allemands ont tendance à interrompre toute tentative de conversation constructive à propos de sujet qu’ils considèrent beaucoup trop compliqué.»
Lors d’un débat avec le vice-chancelier allemand Robert Habeck dans l’émission populaire ‘‘Markus Lanz’’, Feldman raconte : «À un moment donné, je lui ai dit : ‘Vous allez devoir choisir entre Israël et les Juifs’, non interchangeables, et parfois même contradictoires, car de nombreux aspects de la vie juive sont menacés par une loyauté inconditionnelle envers un État qui ne considère que certains Juifs dignes de protection.» Plus tard dans l’émission, l’animateur a admis que ses producteurs n’avaient pas réussi à trouver des invités palestiniens disposés à apparaître dans l’émission.
Comme l’a soutenu A. Dirk Moses, spécialiste du génocide, dans un essai de 2021, l’identité nationale allemande contemporaine a été construite comme «une histoire rédemptrice dans laquelle le sacrifice des Juifs dans l’Holocauste par les nazis est la prémisse de la légitimité de la République fédérale. C’est pourquoi l’Holocauste est plus qu’un événement historique important. C’est un traumatisme sacré qui ne peut être contaminé par des traumatismes profanes – c’est-à-dire des victimes non juives et d’autres génocides – qui vicieraient sa fonction sacrificielle.»
Ce n’est que ces dernières années, en particulier depuis le soulèvement antiraciste de 2020 aux États-Unis, que les Allemands ont commencé à prendre en compte leur propre héritage colonial, mais la continuité entre le régime nazi et le colonialisme allemand sous l’empereur Guillaume II est bien documentée.
Un passé lourd à porter
On estime que la politique d’extermination coloniale de l’Empire allemand dans ce qui est aujourd’hui la Namibie a tué près de 100 000 personnes entre 1904 et 1908, anéantissant environ 80% des populations Herero et 50% des populations Nama – tout en étant à l’origine des camps de la mort et d’horribles expérimentations médicales qui deviendraient la marque de l’Holocauste.
Mais contrairement aux États-Unis, l’idée selon laquelle la société allemande pourrait être profondément raciste, non pas à ses marges mais dans son noyau, est à peine concevable. Karamba Diaby, le premier membre noir du Bundestag, a critiqué en 2020 la tendance de la société allemande à minimiser la suprématie blanche profondément enracinée en la qualifiant de xénophobie neutre sur le plan racial. Il a reçu de nombreuses menaces de mort et des hommes armés ont tiré sur son bureau de district à Halle.
Il n’est plus possible aujourd’hui – si cela a jamais été le cas – d’analyser avec précision la culture et la politique allemandes d’après-guerre sans examiner le rôle de l’identité palestinienne dans la conscience nationale allemande. La majorité chrétienne blanche de la société allemande devra tirer une autre leçon du passé, une leçon beaucoup plus difficile à surmonter : elle n’a plus le droit de dire aux autres quoi penser. **
Traduit de l’anglais.
Source: ‘‘The Hill’’.
* Professeur invité d’allemand à l’Université d’État d’Oklahoma.
** Les intertitres sont de la rédaction.
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