En lice pour le Prix Comar : Walid Amri et l’univers glauque de la migration clandestine

Le roman de Walid Amri, ‘‘Les papillons de Lampedusa. Traverseurs clandestins’’ (éd. Déméter, Tunis, 2023, 186 pages) nous plonge dans l’univers dangereux et glauque de la migration clandestine en Méditerranée.

Par Latif Belhedi

D’abord poète, encore et toujours, Walid Amri nous le rappelle dans ce roman dont il ponctue la narration par des vers extraits de ses précédents recueils qui disent les heurs et malheurs de ses personnages : Shams, qui s’est forcé à quitter son pays et qui tient un journal de la traversée, doux et amer, rêveur et désespéré, Amel, qui cherche à rejoindre son amoureux, Mourad, dont elle est enceinte et qui était parti avant elle en Europe, El Haj, vendeur de fripes qui prend la mer à la recherche de ses deux fils partis avant lui et dont il n’a plus de nouvelles depuis longtemps, Assane, l’instituteur sénégalais, qui a traversé le Sahara à pied, fuyant la police et l’armée à ses trousses, l’enfant Zina, 10 ans, sa sœur Zahra et leur mère Qamar fuyant la guerre en Syrie, ou encore le Harrag qui pilote le bateau ivre, imbibé d’alcool et qui, tout au long de la traversée, palabre avec le spectre de son épouse Najiba, incarnant sa conscience d’homme aux prises avec ses scrupules et ses regrets bien tardifs.

Rejoindre l’autre rive

Shams écrit sur son journal : «Beaucoup de jeunes de notre quartier sont partis de Zarzis, fiers d’aller à la conquête de l’Europe. C’était devenu même une obsession. Très peu arrivaient. Il y a beaucoup de gens dont n’a aucune nouvelle. On ne sait pas s’ils sont vivants ou morts, arrivés ou perdus, clandestins ou reconnus. Ils ne sont juste plus là». Mais cette incertitude, conjuguée à la vue des vagues menaçantes, n’ont pas flétri son espoir de rejoindre bientôt l’autre rive.

El-Haj se souvient de son épouse, Fattouma, morte six mois avant son départ. «Je crois bien que le chagrin l’a emportée. Elle a écumé les plages sur lesquelles échouent les corps des noyés. Elle a vu des centaines de cadavres repêchés par les autorités. Les yeux exorbités, les bouches ouvertes, la chair à moitié bouffée par les poissons. Elle ne pouvait plus voir la mer. Même pas en photo ou à la télévision. Elle vomissait à chaque fois. A chaque échouage de corps, les policiers se pointent chez nous, tout penauds, avec leurs uniformes fanées et leur mine déconfite : ‘‘On a retrouvé de nouveaux corps, pourriez-vous venir pour l’identification ?’’»  

Assane, quant à lui, veut aller en Europe pour gagner son pain, juste pour boire et manger «et envoyer un p’tit quelque chose à ceux qui sont restés là-bas, dans mon village terne».  

Amel pense à ceux qui sont arrivés de l’autre côté de la mer. «Des pestiférés dont personne ne veut, transbahutés d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, régurgités par le ventre de la mer», dit-elle en parlant au bébé qui est dans son ventre et auquel elle espère offrir, malgré tout, un avenir meilleur que celui auquel il pourrait aspirer parmi les siens.  

La tempête, la houle, les vagues, le sel, l’immensité de la Grande Bleue, offerte et inaccessible à la fois, qui traîne dans ses sillages une humanité, rêveuse ou malheureuse, courant à sa perte.

Conquérants de l’incertain

Le roman ne nous épargne rien des doutes des personnages, de leurs déconvenues et de cette force irrépressible qui les pousse vers un destin incertain, ballottés entre les souvenirs lancinants d’un douloureux passé et les espoirs d’un avenir qui, à chaque mile parcouru, se dérobe, fuit et les abandonne à leur peur et à leur désarroi du moment.

A travers les récits de ses personnages, aux destins si différents qu’ils ne partagent, au final, qu’une seule volonté, celle de fuir une terre devenue hostile, un présent sans horizon et une mémoire endolorie, l’auteur nous fait découvrir les mille et une raison qui poussent des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, parfois même des enfants, à tenter une traversée qui risque d’être sans lendemain, l’espoir d’une vie meilleure étant, à leurs yeux, plus fort que la peur de mourir, la mort devenant presque, pour certains, une forme de délivrance.

Pour ces «conquérants de l’incertain», comme El Haj, qui, sur le bateau qui tangue dangereusement, dit que «la mort s’approche», qu’«une pellicule d’eau nous sépare d’elle» et qu’«en dessous, le sombre de l’autre monde, gluant, opaque, peuplé de créatures de toutes sortes». Il dit aussi : «nos corps flottent déjà, ils sont presque liquéfiés. Il faut juste s’enfoncer un peu plus dans l’eau, dans les draps de la mer. Laisser l’eau entrer un peu plus dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche».

Bref, la mort avant la mort, vécue comme une fatalité, attendue et espérée comme une délivrance. On la regarde en face, on s’y prépare et on y va les yeux ouverts et le cœur presque léger.

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