‘‘La pensée doctrinale imamite à l’époque bouyide’’ : l’Imam occulté, prélude à la République Islamique d’Iran

Aujourd’hui la République Islamique d’Iran fonctionne selon ce principe hérité de l’époque Bouyide accordant au Faqih le rôle de suppléant ou de gérant en l’absence de l’Imam occulté, légitimant le pouvoir politique, celui des mollahs, et sa pérennisation.

Par Dr Mounir Hanablia *

Cet ouvrage du professeur Amel Fatnassi constitue une œuvre monumentale dans la compréhension de la formation de l’islam. On regrettera pour commencer les nombreux textes de référence en arabe malheureusement écrits en caractères latins et en rendant la lecture difficile. Cela ne diminue en rien son intérêt.

Contrairement à qui est communément admis par les foules musulmanes, ou plus précisément à ce qu’on lui a fait admettre, la religion musulmane n’est pas ce bloc monolithique que le Prophète Mohamed a transmis à ses disciples, à charge pour eux de le diffuser dans le monde, au besoin par l’épée. Aujourd’hui si on perçoit son enseignement d’une unique manière considérée comme étant celle de la révélation originelle, c’est qu’il y a bien une raison à cela. A travers l’émergence et l’évolution de la doctrine chiite, parallèlement au sunnisme et au mu’tazilisme, c’est la stabilisation du crédo qui s’est cristallisée à l’époque des Bouyides. Cette dynastie iranienne chiite  entre le Xe et le XIe siècle de l’ère universelle (EU), a dominé le califat Abbasside de Bagdad.

La prééminence de l’Imam

Ce livre étudie le cheminement de la pensée de quatre penseurs chiites de l’époque, Al-Qomi, Al-Mufid, Al-Mortada, et Al-Tusi, dans la constitution du droit canon du chiisme duodécimain, qui à partir du crédo indiscutable sur l’unicité de Dieu, sa Justice, la Prophétie, la légitimité de l’Imam Ali et de sa lignée, aborde les questions fondamentales des références de la foi que sont le Coran, la tradition (chiite), l’unanimité de la communauté vraie, le cheminement intellectuel de l’interprétation et de la légifération. Mais déjà depuis l’époque omeyyade l’importance du pouvoir politique dans la formulation de la doctrine était apparue, particulièrement dans la question fondamentale privilégiant la prédestination par rapport au libre arbitre, et privilégiant ainsi l’obéissance.

Deux faits se dégagent: l’importance du rôle accordé à l’intellect (rationnel) dans la recherche de la vérité, sans doute sous l’influence du courant Mu’tazilite imbu de philosophie grecque; la prééminence de l’Imam considéré comme le seul habilité à l’interprétation du texte (exégèse, herméneutique).

Néanmoins un véritable problème s’est posé pour les Chiites à partir de l’année 941 avec l’occultation de l’Imam. La communauté se devait de pallier à son absence en recourant à des moyens de substitution lui permettant d’interpréter le texte sans trahir l’esprit du livre sacré, d’ailleurs selon elle falsifié, et avec lequel elle devait néanmoins s’accommoder jusqu’au rétablissement de la lettre vraie inaltérée par l’Imam eschatologique (maître du temps) des derniers jours.

Il est intéressant de savoir que quelques-uns de ces penseurs ont validé le recours à l’unanimité de la communauté en tant que référent de la licéité, suivant en cela les Hanafites, qui sont demeurés parmi les sunnites, les seuls à reconnaître à la communauté dans sa totalité un droit de consultation et d’approbation sur la jurisprudence, alors que des Imams (chiites), tels Jaafar Essadik considéraient la masse comme ignorante.

La parole indiscutable de Dieu

Et par ailleurs, fait important, la transmission individuelle de la référence en tant que source de la jurisprudence (hadith), a été admise dans certaines circonstances, donnant naissance juridiquement à l’individu. A une époque où le Coran était considéré par certains musulmans comme créé (Mu’tazilites), par d’autres comme incréé (Sunnites), ou improvisé (Chiites), il n’était pas du tout évident d’aboutir à la notion de parole indiscutable de Dieu, ainsi que nous le professons aujourd’hui. Mais il semble qu’une nécessité ait fait loi, la constitution d’une communauté religieuse distincte des juifs, des chrétiens, des zoroastriens et des manichéens (iraniens), qui l’entouraient et qui occupaient parfois des responsabilités importantes dans l’administration.

A partir de 1014 (EU), le Calife abbasside Al-Qader a décidé, sous la pression de la foule (??) acquise à la Sunna et peut être de contraintes politiques que nous ignorons (haine des Persans, émergence des Turcs?), de considérer comme hérétiques passibles de décapitation tous ceux qui remettraient en question le caractère sacré du Coran, alors que jusque-là, les questions théologiques de cet ordre étaient débattues librement et que seule la Zandaqa, c’est-à-dire le manichéisme considéré comme une hérésie, était punie sévèrement. Qui a dit que la règle de la majorité ne jouait pas? Et la communauté chiite pour pallier à l’absence de l’Imam occulté, dut composer avec la majorité sunnite en en acceptant les mêmes références, que pourtant elle rejetait sur le plan idéologique et doctrinal.

Il est remarquable que les penseurs chiites aient dès cette époque fait la différence entre muslim et mumin, autrement dit entre la pratique de la religion (praxis), et la foi (doxa). Il demeure paradoxal qu’un contexte ayant établi l’intellect et le rationnel en tant que référent de la norme juridique définissant le licite et l’illicite, l’individu en tant que sujet du droit responsable de ses actes, et la supériorité du savant sur le prophète par la connaissance (histoire de Moïse et du Khidr), qui plus est, connaissant et pratiquant le commerce depuis des temps immémoriaux, n’ait pas suivi bien avant l’Europe le cheminement aboutissant à la liberté de conscience, la libre entreprise et au parlement, mis à part le cas demeuré unique de la communauté de Cordoue dans le contexte des Taifas, vers 1034 de l’EU (réunie à la mosquée) abolissant le Califat omeyyade, il est vrai après 20 années de guerres de succession ininterrompues, et confiant le pouvoir exécutif à l’un de ses membres élus. C’est que, autant les clercs sunnites que chiites appuyés par les sultans se sont dans les faits assurés le monopole juridique dans le cadre étriqué d’une interprétation du texte du Coran n’acceptant aucune remise en question.

La seule possibilité de contestation politique depuis la Fitna avait résidé dès lors dans les mouvements schismatiques chiites d’inspiration messianique (Ismaéliens, Qarmates, Alaouites, Druzes, Baha’is, et même à l’extrême Sikhs). Cela n’a nullement empêché l’émergence d’Etats musulmans concurrents souvent en lutte les uns avec les autres et n’hésitant pas à remettre en question l’unicité de la Oumma en contradiction avec la lettre et l’esprit du texte sacré disponible.

Névrose politique compulsive

Ainsi, en matière politique, les préceptes de l’Islam ne s’appliquent pas, ou plus précisément n’ont jamais été appliqués, en particulier l’interdiction de verser le sang dans la communauté ainsi que l’a démontré la Fitna, alors que les châtiments corporels n’ont pas cessé contre les fidèles déviants ou les infidèles, dans des pays comme l’Iran, l’Arabie, le Pakistan, l’Afghanistan. A côté de cela, les Etats se dotant de législations modernes, souvent autoritaires, continuent de se proclamer protecteurs ou garants de l’Islam, et sont contestés au nom de l’exigence de l’application de la Charia, toujours considérée comme un idéal de justice, ainsi que le font ouvertement ou sournoisement les islamistes.

Subséquemment à cette névrose politique compulsive, on ne peut  pas prétendre que l’Islam originel est bien celui qui est aujourd’hui compris et pratiqué dans nos pays, mais un travail de débroussaillage religieux n’est pas possible, non pas parce que les esprits ne sont pas prêts à l’accepter dans le contexte du consumérisme ambiant et de son corollaire, l’indifférence religieuse, mais parce que les Etats musulmans tirent une grande partie de leur légitimité politique de la situation actuelle. 

Le Califat sunnite a été aboli par Atatürk en 1924, mais à vrai dire, depuis l’échec du siège de Vienne de 1683, l’empire ottoman était allé d’une défaite à une autre, et  cette institution ne servait plus qu’à la pérennisation d’une dynastie déclinante. En étant maintenu, elle n’aurait eu quoiqu’il arrive aucune autorité religieuse à réinterpréter ce qui a déjà été établi.  Un penseur réformateur de l’importance de Mohammed Iqbal tenant d’une relecture audacieuse du Coran est pour sa part demeuré un cas isolé.

Les Chiites eux ont certes remis en question l’authenticité du texte coranique, d’une manière soit radicale (teneur du texte) lorsque l’objectif était d’abattre le califat sunnite, soit modérée (agencement des versets) lorsqu’il s’agissait de préserver des relations cordiales avec lui, conformément à la taqiya.

Dans un cas comme dans l’autre, ceci n’a pas abouti à une révolution politique, ou du moins pas dans un sens comparable à l’Europe occidentale, à savoir la séparation du politique et du religieux. Au contraire, ce sont les clercs qui détiennent toujours le monopole de l’interprétation d’un texte coranique selon eux douteux, et donc de la légifération.

Aujourd’hui la République Islamique d’Iran fonctionne selon ce principe hérité de l’époque Bouyide accordant au Faqih le rôle de suppléant ou de gérant en l’absence de l’Imam occulté, légitimant le pouvoir politique, celui des mollahs, et sa pérennisation. Après l’État Safavide, on ignore encore vers quels horizons la nouvelle rencontre du nationalisme persan et du sectarisme chiite conduira ce pays.

* Médecin de libre pratique.

‘‘La pensée doctrinale imamite à l’époque bouyide (334-447/945-1055)’’, de Amel Fatnass,éd. Centre de publication, Tunis  2015, 347 pages.

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