Tunisie : Les leurres du bac à lauréats

Il est vain de se faire prévaloir de l’excellence d’une poignée de lauréats, lorsque le système éducatif national, dans son ensemble, continue de produire des «déchets» qui coûtent cher à la communauté nationale.

Jamel Sakrani *

Les résultats de la session principale du baccalauréat 2024 ont été annoncés le 23 juin, en mettant en avant les réussites de quelques lauréats. Quant aux résultats globaux de l’examen en tant que tels, il n’y a pas d’information officielle, hormis un classement par région publié suite à une initiative du commissariat régional de l’éducation de Sfax 2. Deux jours après, le ministère de l’Education a livré quelques statistiques lors d’une conférence de presse. Se fondant sur les notes exceptionnelles de certains élèves exceptionnels, des responsables, des enseignants et des «experts» du secteur se sont fendus de déclarations médiatiques où ils vantaient le rendement de l’école publique. Sans se poser la question de savoir s’il était légitime et juste de mesurer le rendement du système éducatif dans son ensemble en se basant sur les résultats de quelques lauréats.

Les vrais indicateurs de la réussite

Les indicateurs nécessaires pour mesurer la performance et évaluer le rendement du système éducatif sont définis en commun accord par les Nations Unis dont la Tunisie est un État membre. La liste de ces indicateurs, ainsi que leurs définitions et méthodes de calcul, est publiée sur des plateformes gouvernementales et non-gouvernementales notamment les sites des l’Unesco, de la Banque mondiale, de l’Unicef, etc. Cette liste couvre les thématiques de l’accès, de l’achèvement, de la couverture scolaire, de la qualité et de l’équité. On notera que les résultats des lauréats ne figurent pas dans cette liste et que, étrangement, cette liste des indicateurs ne figure dans aucune publication officielle en Tunisie.

Le taux d’achèvement d’un cycle est un indicateur fondamental pour mesurer la performance de l’école. Il indique le nombre d’élèves dans un groupe d’âge donné qui ont achevé le niveau d’enseignement pertinent et il fait l’objet de la première cible de l’ODD 4. Il est censé être une exigence de l’Etat et un engagement envers le peuple selon l’article 44 de la Constitution de notre pays.

La méthode de calcul de cet indicateur est très simple, ses données sont disponibles et son interprétation est indispensable pour comprendre le fonctionnement du système, mais le ministère ne le porte pas à la connaissance du grand public.

En 2018, l’Institut national de la statistique (INS) a lancé une enquête par grappes d’indicateurs multiples dans le cadre du programme MICS et les résultats étaient très alarmants. Sur 1000 nouveaux élèves inscrits en 1ère année, seulement 487 achèvent le cycle secondaire, dont moins de la moitié passent les examens du baccalauréat. Pour ceux qui restent, les recalés et les perdus en chemin, soit des centaines de milliers d’élèves depuis de nombreuses années, c’est un gaspillage à un coût annuel de près de 4000 dinars par élève. Les pertes sont colossales et l’impact est catastrophique sur la nation, et pas seulement sur les plans budgétaire et financier.

L’arbre de l’excellence et la forêt de la médiocrité

Il est vain de se faire prévaloir de l’excellence d’une poignée de lauréats, lorsque le système, dans son ensemble, continue de produire des «déchets» qui coûtent cher à la communauté nationale. Ces lauréats, qui ne doivent leur réussite qu’à leurs efforts personnels et aux sacrifices de leurs parents, ont bien du mérite, mais ils ne doivent pas devenir l’arbre qui cache la forêt. Leurs résultats ne doivent pas cacher à nos yeux les innombrables «victimes» d’un système éducatif où plus de la moitié des élèves ne passe pas l’examen final. Leurs résultats, pour louables qu’ils soient, ne disent que l’excellence de quelques individus dans un système globalement défaillant et qui n’a fait l’objet d’aucune évaluation objective, sérieuse, et impartiale, en tout cas pas à notre connaissance.

En conclusion, disons que les génies ont toujours existé et les meilleurs brillent même dans les systèmes les plus défaillants. Les notes records communiquées par le ministère de l’Education et relayés par tous les médias indiquent incontestablement que des Tunisiens, pas plus ni moins que d’autres peuples, lorsqu’ils sont mis dans des conditions favorables, ont la capacité d’exceller dans tous les domaines. Mais les cas exceptionnels ne doivent, en aucun cas, nous leurrer. Ils ne doivent pas, en tout cas, servir à évaluer notre système éducatif dans son ensemble et à camoufler l’échec collectif par des succès individuels, qui restent rares et profitent rarement à la nation dans son ensemble, puisque l’écrasante majorité de nos lauréats finissent par partir à l’étranger. Et pour ne plus revenir pour beaucoup d’entre eux.

* Cadre du ministère de l’éducation.

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