Sale temps. Sale ambiance. C’est le condensé de la vie parisienne depuis le passage du printemps à l’été. La faute à un climat sociopolitique délétère avant la tenue des législatives anticipées, ce dimanche, des Jeux Olympiques et, probablement aussi, des présidentielles, anticipées celles-là aussi.
Jean-Guillaume Lozato *
Il n’a pas fait très beau en mai et en juin en France. Notamment sur la moitié Nord régie par la capitale, Paris. Pluviosité quotidienne, températures peu élevées pour la saison, ciel bas… Un vrai décor annonciateur d’une contagion par la grisaille amorcée depuis l’appareil étatique gouvernemental. Gris. Comme la couleur du ciel. Gris. Comme la couleur indéfinissable pour rendre compte de la tendance de l’opinion politique générale.
Le diagnostic prévaudrait-il avant la recherche plus ou moins hâtive de solutions?
Les élections européennes suivies des législatives font de la France un cas d’étude prioritaire pour tous les experts et étudiants à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP). Un cas qui soulève des débats que l’on tarde à dépassionner, au lieu de prendre sagement le temps d’en détecter ce qui est visible, les causes puis les conséquences.
Le visible : l’ethnicisation des rapports sociaux
«Sale race!» C’est l’invective qu’a entendu Manon, étudiante. Prononcée à voix basse, elle est l’œuvre d’une dame âgée. Ceci suite à un différend au sujet d’une place assise convoitée dans un wagon de RER bondé. Une interjection adressée à une femme jeune, vraisemblablement maghrébine, voilée. La jeune fille qui a assisté à la scène parle de «moment inédit» digne d’être «instagrammé». Manon détaille alors : «Je viens d’un milieu relativement aisé, mais ancré dans la ruralité. Depuis trois ans, j’étudie à Paris et c’est la première fois que j’assiste à un truc pareil. D’habitude c’est plus dans les campagnes, et je dirais même dans les campagnes reculées».
L’anecdote qui vient d’être relatée n’est bien sûr que trop précisément contextualisée pour pouvoir bâtir une généralité. Néanmoins, elle s’accorde avec le climat de morosité qui s’est emparée du pays sur le plan des relations sociales. Cet épisode renvoie à l’idée d’ethnicisation des rapports sociaux, phénomène dont l’analyse avait vu son développement initié par l’homme politique, sociologue et écrivain français d’origine algérienne Azouz Begag. Cette tendance s’est confirmée. Elle a présenté quelques mutations. Après s’être présentée comme un simple communautarisme plus ou moins informel au travers de l’entraide, du clientélisme, elle se manifeste de plus en plus en tant que repli sur soi. «Depuis quelque temps, instinctivement, j’ai ressenti un changement de comportement au niveau des enfants. Entre eux, ils parlent de viande halal et de viande de porc, avec un sérieux tranchant avec l’insouciance associée à leur âge», raconte cette professeure des écoles désirant conserver l’anonymat. Elle poursuit le compte-rendu de ses impressions en ces termes : «Je suis métisse. Un de mes parents est de métropole alors que l’autre est des Antilles. On en arrive à me demander qui est noir, ma mère ou mon père. Question beaucoup plus récurrente de la part des Subsahariens. Encore plus entre eux. Par exemple, j’ai une ancienne collègue de promo qui est métisse afro-française et qui l’a remarqué encore plus que moi. Elle m’a dit que ce sont le plus souvent les enfants d’origine malienne ou sénégalaise qui l’interrogent là-dessus. Ce qui prouve que le religieux est passé par là, c’est qu’ils font référence à l’islam».
Le tout est alimenté par une économie moins performante qu’avant, puis par la peur des attentats islamistes.
«L’enfer, c’est les autres», disait l’un des personnages de Jean-Paul Sartre. Le problème c’est donc l’autre, le dissemblable. Autrui n’est plus envisagé comme une solution. Tout au plus comme un moyen. Les fois où il n’est pas perçu comme un obstacle des plus indésirables.
Se faufiler entre les gens et les identités fait envisager l’Hexagone comme une immense piste de ski. Sur laquelle le slalom serait la figure imposée : «J’ai une amie dans le Sud de la France qui s’appelle Naima. Au boulot, elle se fait appeler Noémie», résume un fonctionnaire, lui aussi désireux de préserver son anonymat car «Marseillais d’origine maghrébine par ma mère et italien par mon père, ça peut me porter préjudice en Île-de-France où je suis étudiant».
La cause : l’irruption de l’autre
Le vieil adage «C’était mieux avant» est-il d’actualité? Oui et non. Une réponse de Normand pour employer une expression typique de la langue de Molière. Ce qui tombe très bien puisque la Normandie figure parmi les régions françaises les plus exposées aux envahisseurs. Une réalité qui est bien antérieure au débarquement de la Seconde Guerre Mondiale. Un coin du territoire où l’assimilation des Vikings a succédé à leur arrivée fracassante. Avec le temps. Avec l’enracinement. Avec l’intégration religieuse progressive d’une communauté au départ païenne. Un accès au Catholicisme
Oui, dans un passé pas si lointain, on vivait mieux en France. Cependant, il existait déjà quelques bémols atténuant un tableau positif sans être pour autant idyllique. Alors non, ce n’était pas forcément mieux sur tous les plans. De facteurs internes en facteurs externes, la problématique a évolué.
La première des externalités à avoir suscité des interrogations en ce premier quart de 21e siècle, ça a été l’attentat du World Trade Center. Le 20e siècle a eu son Che Guevara pour les pays en voie de développement et la jeunesse étudiante du monde entier. Après la chute de l’illusion communiste, les islamistes extrémistes ont cherché à substituer à la figure du révolutionnaire latino-américain celle d’Oussama Ben Laden pour les gens du Tiers-Monde ou dont les origines familiales s’y situent. Deux profils pour deux époques distinctes, cloisonnées par une issue de la Guerre Froide qui a laissé un vide idéologique. Et quelle entrée en matière en cet inoubliable 11 septembre 2001!
Plusieurs mois après, Jean-Marie Le Pen et son Front National réalisait une percée historique au second tour de l’élection présidentielle. Le débat général avait pris le chemin d’une problématique religieuse succédant au monopole du simple racisme. Les années 70, 80, 90 avaient été le théâtre d’affaires comme les premières émeutes urbaines de Vénissieux, le ressenti vis-à-vis du passé Algérie/France, l’émergence de SOS Racisme avec sa «Marche des Beurs», le cas Malik Oussekine et la diffusion du film “Un train d’enfer”.
Une nouvelle ère s’est ouverte avec le passage à l’an 2000. Avec la conservation de certains instincts, comme avec l’envahissement du terrain de football à Saint-Denis pendant le match France-Algérie le 6 octobre 2001 se juxtaposant avec la répétition de polémiques autour du port du voile islamique dans les enceintes scolaires.
Après cette première partie immergée de l’iceberg, attaquons-nous à sa base afin de mieux comprendre la psychologie nationale française. La prise en compte des racines antérieures du sujet obéit à un principe d’urgence nécessaire. Pour constater que la mentalité française a été modelée et remodelée suivant les époques, les siècles, les lieux. Passant d’une royauté à une république.
Etrangement, c’est du temps où la France était encore un royaume que le doit du sol aurait été proclamé pour l’acquisition de la nationalité. Puis la Révolution du 14 juillet et la création du Code Civil ont œuvré à une meilleure acceptation des citoyens d’obédience hébraïque. Avec quelques soubresauts rappelant qu’il faudra surveiller constamment le ciment social élaboré sur la base d’un centralisme jacobin, un bon sens paysan, des valeurs républicaines et des unifications linguistiques (l’ordonnance de Villers-Cotterêt), territoriales. Cette édification sera mise à l’épreuve par des épisodes comme les événements en Vendée, caractérisés comme intra-génocidaires. Par des moments comme l’Affaire Dreyfus. Par les revendications basques et corses. Et bien sûr, les soulèvements banlieusards en réaction aux décès de Zineb, Bouna et Nahel.
La conséquence : une chasse identitaire
La première des conséquences est le malaise qui s’est installé. D’ordinaire, les Français si peu prolixes sur les origines des uns et des autres, se mettent à explorer des méandres historiques et généalogiques inattendus, inappropriés. Ainsi, ô surprise, l’arbre généalogique de Jordan Bardella a été divulgué. Une indécence motivée par ses détracteurs. Dans quel but? Le mettre mal à l’aise par rapport à son électorat, ses propos sur le droit du sol.
Comment? En révélant que non seulement Bardella est bien d’origine italienne, mais qu’en plus il a du sang algérien (entre un seizième et un trente-deuxième puisque selon les versions son arrière grand-père aurait été soit de père italien et de mère kabyle, soit entièrement algérien). L’Algérie, sujet qui fâche et qui divise depuis l’après-guerre.
La bataille électoraliste a pris la forme d’une chasse identitaire. Ce qui est un non sens au vu des priorités pré-existantes. L’érosion du pouvoir d’achat préoccupe les citoyens autant que les obsède le chômage. Sans oublier le système d’imposition et l’élargissement de la délinquance. L’immigration, elle, arrive en «guest star», avec ses sous-parties consacrées à la religion, l’intégration et l’assimilation. Le fond de commerce de l’extrême droite impitoyable, en un mot. Mais aussi un levier d’expression et de diversion pour une extrême gauche très manipulatrice. Avec cet accroissement du cynisme ambiant, pointe un écartèlement des positions des partis politiques. Il s’ensuit une carte électorale brouillée : comment cartographier précisément un collectif à partir d’un vote, lorsque ce dernier est tantôt relié à des aspects territoriaux tantôt à des facteurs plus idéologiques?
Prétendre savoir cartographier l’intime est pour le moins aventureux dans le cadre de cette situation électorale. Le résultat de cet état de fait en est un déferlement d’opinions pas forcément construites, sur fond d’opérations privilégiant la communication à la réflexion.
Nous sommes en présence d’un ensemble conduisant à l’émergence de personnalités clivantes et non plus rassembleuses. Le consensus se présente sous deux formes. Soit une sorte de guerre des gangs à la trivialité dérangeante dans un paysage politique digne de ce nom. Ou alors une matérialisation sous la forme de compromis artificiel, fruit d’assemblages hétéroclites. Un éclectisme dérangeant qui ne renvoie pas forcément à la complémentarité. Un peu de dissensions (le Front Républicain et l’Union des Droites ne reposent ni l’un ni l’autre sur un socle équilibré), quelques luttes intestinales. D’où des alliances pragmatiques ou opportunistes à l’image d’un Raphael Glucksmann contraint de composer avec Jean-Luc Mélenchon et de se voir rappeler l’étymologie du patronyme qu’il porte. A l’instar d’Eric Ciotti (LR) se dirigeant vers le camp du RN, même si le Niçois a toujours affiché une volonté d’appliquer une vision sécuritaire des choses.
Oui, même dans les Alpes Maritimes, la grisaille a été ressentie.
Le vote RN et le vote LFI ont donc motivé une déstructuration de l’électorat habituel. Avec pour première des conséquences un vote désaxé, une fracturation du paysage français de 2024 où toutes les situations y compris les plus improbables deviennent possibles. Tous les mensonges aussi.
Au rayon des inepties offertes en spectacle par la France depuis plus d’une décennie, pensons dans un ordre chronologique à des hommes comme Serge Ayoub ou Jean Messiha. Bien que le premier nommé soit vraisemblablement animé par plus de sincérité que le second, le même fanatisme les anime. Ayoub cultive le paradoxe de s’appeler “Ayoub” et d’avoir été le chef de file des Skinheads de Paris. Messiha, lui, est malgré son âge un nouveau venu sur la scène politique, à force d’opportunisme déguisé en pragmatisme. D’origine égyptienne, copte, il a déclaré être «devenu Français de souche». Une assertion ridicule et révélant l’esprit calculateur animant sa démarche. Deux hommes prêts à tout pour effacer leurs origines au service d’un combat idéologique qui les perdra eux-mêmes tôt ou tard. Des agissements dictés par le complexe, à tel point qu’on pourrait les qualifier de «complexards», avec tout ce que le suffixe «ard» contient de déclassement et de péjoratif.
Une cohorte de politicien(e)s risqueront à l’avenir de se voir relégués au rang de figurants répudiés. Dans cette liste non-exhaustive rendue possible par la généralisation d’expressions comme «franco-français» ou «francocide», peuvent figurer Najet Vallaud-Belkacem, Rachida Dati, Sabrina Agresti-Roubache (qui cumule la particularité d’être d’origine algérienne et de s’être mariée à Jean-Philippe Agresti, Corse d’origine italienne devenu recteur de l’académie de Corse), Rama Yade, Sonia Krimi, Rima Hassan, Mounir Mahjoubi, Christian Estrosi, Xavier Iacovelli, Laurent Iacovelli, dont les noms de famille pourront se voir jugés non conformes, pour ne citer qu’eux.
La France est initialement perçue comme la patrie des Droits de l’Homme. Une notion noble qui n’empêche cependant pas la liberté de jugement, ni le droit à l’erreur. Face à l’archipellisation grandissante de sa société, l’Etat français sera-t-il tenté d’adopter une grille de lecture de en plus racialisée ou confessionnelle?
En ce sens, les détecteurs sont déjà activés, entre celles et ceux qui remarquent que Bardella n’a ni un nom ni un prénom français, entre les électrices et électeurs qui voient que les deux Eric, Ciotti et Zemmour, figures emblématiques de l’extrême droite nationaliste, n’ont que le prénom de lié à la francophonie.
La morosité s’est installée sur la France et sa capitale où siège le gouvernement, alors que la météo connaît une embellie depuis trois jours. Une trêve ? Il semblerait que des orages soient prévus pour dimanche.
La campagne électorale prend des allures de mauvaise fête foraine. Ces législatives ne sont, après tout, que l’antichambre des présidentielles. Anticipées celles-là aussi ?
* Enseignant universitaire français.