La Tunisie a besoin de cartes et de boussoles

Les limogeages et les nominations peuvent continuer indéfiniment sans que la situation globale dans le pays ne s’améliore concrètement. Car, sans des bilans de ce qui a été réalisé (ou pas) et de plans d’action de ce qui doit être entrepris en urgence, on continuera à avancer à l’aveugle comme un timonier au cœur de la tempête… sans cartes ni boussoles.

Imed Bahri

La nomination mercredi d’un nouveau chef du gouvernement va s’accompagner d’un remaniement ministériel, qui a été au centre de l’entretien tenu le lendemain, au palais de Carthage, entre le président de la république, Kaïs Saïed, et le Premier ministre, Kamel Maddouri.

Selon un communiqué publié par la présidence de la république, jeudi 8 août 2024, le chef de l’Etat a souligné la nécessité de garantir une harmonie dans l’action gouvernementale, rappelant à cette occasion les dispositions de l’article 87 de la Constitution, qui stipule que la fonction du gouvernement est d’assister le président de la république dans l’exercice du pouvoir exécutif.

Tout en rappelant qu’il reste le premier responsable et l’unique référence en ce qui concerne les politiques de l’Etat, Saïed laisse aussi entendre à demi-mot que certains membres du gouvernement actuel ne sont pas en totale harmonie avec les directives présidentielles ou n’appliquent pas rigoureusement les politiques qu’il préconise dans leurs domaines respectifs. On ne tardera donc pas à connaître, en découvrant la liste des ministères concernés par le remaniement projeté, les noms de ces ministres qui se la jouent solo, qui n’ont pas compris ce qu’on attendait d’eux ou qui appliquent les vieilles méthodes de l’Etat profond contre lesquelles le président semble s’insurger.

Hiatus entre ce qui est souhaité et ce qui est possible

En s’entretenant avec le nouveau Premier ministre, Saïed a également insisté sur le rôle social de l’État, tel que prévu par la Constitution, qui consiste à assurer les services publics aux citoyens, tels que la santé, l’éducation et les transports, estimant qu’il est impératif d’élaborer des plans pour remédier à la dégradation de ces services en raison de choix imposés de l’extérieur et de la corruption.

Là aussi, le président de la république essaye de remettre les pendules du gouvernement à l’heure d’«al-binaa al-qaidi», ou la reconstruction par la base, ou la souveraineté populaire, orientations qu’il préconise depuis cinq ans sans parvenir à les mettre en œuvre, notamment sur les plans économique et social, en raison surtout des politiques libérales suivies par les gouvernements successifs et qui sont, selon lui, dictées par l’étranger, via les bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque mondiale, Union européenne…)

En appelant, en outre, le chef du gouvernement à «prendre des mesures urgentes pour alléger les souffrances des citoyens» et en réaffirmant le rôle de l’administration publique «qui doit agir avec neutralité et égalité au service des citoyens», estimant que «chaque responsable, quel que soit son niveau de responsabilité, doit considérer comme primordiale l’obligation sacrée de servir les citoyens», le président de la république réitère la thématique chère à son cœur de la souveraineté populaire et son corollaire, la trahison des élites, dont une bonne partie de l’administration publique fait forcément partie.

Ce n’est pas la volonté qui manque, mais les moyens

D’où les difficultés qu’éprouvent les chefs de gouvernement successifs à mettre en œuvre les instructions présidentielles, car ils sont confrontés à divers challenges contradictoires, notamment celui consistant à faire du neuf avec du vieux et à changer tous les paradigmes de la gouvernance du pays qui ont été mis en place durant plus de soixante-dix ans.

Autre challenge et pas des moindres : régler tout suite, ici et maintenant, tous les problèmes dont souffrent les citoyens et qui sont le legs d’un lourd passé, dans pratiquement tous les domaines, et le faire avec les moyens du bord, qui sont, on le sait, trop maigres pour permettre des largesses et des générosités, sachant que les finances publiques sont dans un piteux état et que le surendettement n’autorise plus certaines facilités, comme d’augmenter les salaires ou de recruter des dizaines de milliers de chômeurs ou de travailleurs précaires.

Ce n’est pas la volonté qui manque, mais les moyens. En d’autres termes : on ne peut reprocher au chef de l’Etat de manquer de volonté pour venir en aide des plus démunis des citoyens, mais peut-on sérieusement reprocher aux membres du gouvernement de manquer de moyens pour mettre en œuvre les recommandations présidentielles ?

C’est ce hiatus qui existe entre ce qui est souhaité et ce qui est possible qui crée le malentendu actuel semblant marquer la relation entre le président de la république et les agents de l’Etat dont il a la charge, et qui se traduit par les innombrables limogeages au sein de l’administration publique, du reste rarement suivis d’amélioration dans les secteurs concernés.

Un timonier au cœur de la tempête

Commentant le dernier limogeage en date, celui de l’ex-Premier ministre, Ahmed Hachani, «un an et une semaine après sa nomination qui avait en son temps surpris de nombreux tunisiens et observateurs étrangers», l’ancien ambassadeur a écrit, dans un post Facebook : «Si les circonstances et les critères de la nomination de M. Hachani demeurent encore insaisissables pour de nombreux Tunisiens, son bilan ne l’est pas moins. » Et d’ajouter : «Au même titre que son prédécesseur, un bilan du sortant et le plan d’action de son successeur pourraient conférer une plus grande transparence dans l’évaluation de l’activité et de la performance gouvernementales et seraient de nature à réduire la marge des supputations plus ou moins bienveillantes surtout que la Tunisie est à deux mois de l’élection présidentielle qui nécessiterait normalement d’évaluer le mandat écoulé afin d’en tirer les enseignements pour la période à venir qui voit s’accumuler les incertitudes sur les plans de l’économie mondiale et des équilibres géostratégiques de même que de la paix et la sécurité internationales.»

En d’autres termes, sans ces bilans de ce qui a été réalisé (ou pas) et de plans d’action de ce qui doit être entrepris en urgence, on continuera à avancer à l’aveugle comme un timonier au cœur de la tempête… sans cartes ni boussoles.