Dans son nouvel ouvrage, Roudha Elguedri-Dumbrovska, enseignante-chercheure au département de sociologie et d’anthropologie au Doha Institute for Graduate Studies, nous livre le fruit d’une enquête qualitative menée auprès de quelque 25 personnes, femmes et hommes, de différents niveaux d’instruction et milieux socioprofessionnels, en Tunisie, au sujet de la violence verbale genrée au sein du couple.
Mohamed Chérif Ferjani
A travers une analyse rigoureuse des entretiens, l’auteure situe la violence verbale au sein du couple par rapport aux autres formes de violence – physique, psychologique, dans les espaces publics et dans les relations professionnelles –en montrant les spécificités de la violence verbale au sein du couple, au niveau des représentations, des pratiques et des réactions féminines et masculines, pour montrer les différences quant à l’évaluation, par les femmes et par les hommes, de ces pratiques, représentations et réactions, selon que la violence vise les femmes ou les hommes, et selon qu’elle est le fait de l’un ou l’autre sexe. Elle montre également les différences entre les regards portés par les femmes et par les hommes sur la violence verbale en fonction des lieux où elle se produit, en privé, devant des membres des familles respectives des conjoints ou dans les espaces publics.
Traditions patriarcales et modernisations autoritaires
A travers une analyse profonde et nuancée des propos tenus par les interviewé(e)s, elle montre le poids des conceptions et des traditions patriarcales – religieuses et sociales – et des modernisations autoritaires et inachevées, dans l’appréciation de cette forme de violence. Elle en conclue que l’évaluation des mêmes insultes et attitudes n’est pas la même selon qu’elle est le fait d’hommes ou de femmes et selon que la victime est d’un sexe ou de l’autre.
L’originalité de ce travail, qui ne cache pas son parti-pris féministe, est son inscription dans une approche où la femme n’est pas réduite au statut de victime et l’homme n’est non plus présenté, exclusivement, comme agresseur ou bourreau.
L’approche comparative adoptée relativise ce qui se passe en Tunisie par rapport à ce que connaissent d’autres sociétés arabes, mais aussi par rapport à des pays européens et nord-américains donnés souvent en modèle de «modernité», de d’émancipation féminine et d’égalité de genre.
La difficile émergence de l’individu
Mobilisant des lectures théoriques – philosophiques (Simone de Beauvoir), sociologique, anthropologiques – bien exploitées et toujours citées de façon judicieuse et pertinente, son assai, clair, bien rédigé et agréable à lire, prolonge ses écrits antérieurs portant sur la difficile émergence de l’individu –individuation/individualisation dans la société tunisienne, et par-delà, dans les sociétés arabes, ballotées entre des traditions patriarcales résistant à une telle émergence, et des aspirations à la modernité contrariées par des réformes et des modernisations autoritaires par le haut.
Outre sa thèse de doctorant concernant les usages sociopolitiques dans la Tunisie dans les premières années suivant la révolution de 2010-2011, l’auteure ne cesse d’enrichir la bibliothèque socio-anthropologique par des articles et des essais remarquables s’appuyant sur ses recherches au sujet de questions comme la construction de l’identité des jeunes, la situation et le rôle des femmes, différentes questions de société sous l’angle de l’approche genre, le célibat des hommes cadres, etc. Après la soutenance et la publication de sa thèse de doctorat, elle a continué à explorer et à approfondir des thématiques se rapportant à cette problématique qui traverse toute ses recherches.
Ainsi, en plus de ses articles et contributions à des ouvrages collectifs, elle a publié en 2022 un essai en langue arabe concernant la ‘‘Sociologie du corps, de la religion et du pouvoir en Tunisie’’.
Avec cette nouvelle publication consacrée à la violence verbale genrée au sein des couples en Tunisie, Raoudha Elguedri-Dumbrovska nous livre une précieuse contribution au renouvellement de la recherche sociale sur la société tunisienne. Elle confirme les qualités qui en font une enseignante-chercheure capable d’apporter énormément aux étudiants, aux jeunes chercheur(e)s, à la recherche scientifique et au public intéressé par les éclairages des sciences sociales et humaines.
* Professeur honoraire de science politique, d’islamologie et de civilisation arabe à l’Université Lyon2.
‘‘Violence verbale au sein du couple en Tunisie / Le poids des différences genrées’’ (éd. Arabesques, Tunis), de Raoudha Elguedri-Dumbrovska, éditions Arabesques, Tunis, octobre 2024,225 pages.
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