L’un des exemples les plus significatifs de l’homme d’État en Tunisie demeure incontestablement le regretté Ahmed Mestiri dont l’histoire reconnaîtra le rôle immense dans la fondation de l’État de l’indépendance, même si le destin fût injuste à son égard, en lui interdisant l’accession à la magistrature suprême, qui aurait couronné une carrière hors du commun au service de son pays.
Dr Mounir Hanablia
Nous autres Tunisiens avons l’exagération innée, comme tous les descendants de Latins. Tel le dis-je au risque de choquer nombre de mes compatriotes. Lors de la dernière campagne présidentielle, l’un des candidats s’était vu attribuer l’épithète d’homme d’Etat, évidemment par ses partisans, alors que rien dans son parcours politique ne le justifiait. On aurait pu tout aussi bien comprendre que, plus que le valoriser, il s’agissait de disqualifier ses adversaires conformément à l’adage «Au royaume des aveugles les borgnes sont rois». Mais il est peu probable que telle en fût l’intention, même si en fin de compte l’idée générale était bien de le faire ressortir comme le plus capable d’assumer les charges de l’auguste fonction, du fait de ses antécédents ministériels. Il s’avère ainsi que pour beaucoup, les hautes fonctions dans l’Etat font l’homme d’Etat, une opinion qui en réalité est carrément erronée.
L’homme d’État est celui qui a passé une bonne partie de sa vie, en assumant les plus hautes charges, et qui lui a consacré toute son énergie et son imagination en lui imprimant un effet patent et durable, souvent reconnu comme bénéfique.
Dès lors un homme d’Etat commence par être un homme politique clairement conscient des mécanismes qui régissent les rapports à l’autorité et au pouvoir d’abord dans un parti politique, ensuite dans son pays. Si on s’en réfère à cette définition, il est clair qu’une bonne partie des ministres dans le monde ne furent pas des hommes politiques, et peu parmi ces derniers furent des hommes d’Etat. Pour ne citer que celui-là, l’un des exemples les plus significatifs de l’homme d’État en Tunisie demeure incontestablement le regretté Ahmed Mestiri.
Militant du Néo Destour, responsable de l’appareil secret du Parti, membre de la commission intérimaire provisoire, résistant entré dans la clandestinité, avocat, Ahmed Mestiri se place du côté de Bourguiba contre Ben Youssef. Il devint à l’indépendance et logiquement malgré son jeune âge le ministre qui a assumé avec brio la tâche complexe de tunisifier la structure de la justice, d’établir le Code du statut personnel (CSP) en collaboration avec des Cheikhs éclairés de la mosquée Zitouna. Il se voit ensuite confier le ministère des Finances et réalise la difficile tâche de sortir le pays de la zone franc.
Chez les Soviétiques et les Nassériens
Nommé ambassadeur à Moscou à sa demande, Ahmed Mestiri y établit des relations précieuses, il explique à ses interlocuteurs les carences des communistes maghrébins qui sont toujours demeurés subordonnés à leurs camarades français. Il obtient la collaboration des Soviétiques à des projets agricoles en Tunisie, à des taux avantageux. Il est ensuite nommé ambassadeur au Caire lors de la grande vague du Nassérisme, mais il s’attire l’antipathie de ses hôtes lorsque, à la suite de la sécession de la Syrie de la République Arabe Unie, il demande en public pourquoi on continue de nommer l’Egypte d’après une entité politique qui n’existe plus. Et il doit faire de son mieux pour arrondir les angles entre Nasser et Bourguiba qui se détestent, et l’assassinat de Salah Ben Youssef suivi de son enterrement en Egypte n’arrange pas les choses.
Après le séjour égyptien, c’est la nomination à Alger, à l’heure de l’indépendance. Ben Bella avec ses lubies révolutionnaires n’est pas un hôte de tout repos, d’autant que la Tunisie a misé sur le mauvais cheval en faisant le choix des trois colonels, Boussouf, Ben Tobbal, et Krim Belkacem. Et la borne 233 dans le sud à la frontière ajoute un autre sujet de discorde dont les deux pays se seraient passés.
En fin de compte Ben Bella est renversé par Boumediene, le patron de l’armée des frontières, et le nouveau régime s’avère plus accommodant, puisqu’un compromis sur la frontière est finalement trouvé dans les années 70. Puis Ahmed Mestiri doit encore affronter une nouvelle crise et est rappelé à Tunis lorsque Bourguiba dénonce un complot militaire soutenu par Alger.
Travailleur, modeste et souvent objectif
Il est ensuite nommé au ministère de la Défense qu’il semble reprendre en main, l’armée étant démoralisée, et s’active pour la former, l’instruire et l’équiper, grâce à la collaboration d’officiers compétents, en lui insufflant la discipline et le respect de l’autorité civile. Mais il est rattrapé par la politique.
Il demeure modeste et souvent objectif. Il reconnaît ne pas avoir eu le courage en son temps de défendre Tahar Ben Ammar contre l’injustice qui le frappait. Il salue l’apport fondamental de Bahi Ladgham dans la création de l’armée nationale, après lui avoir rendu hommage dans le déblocage avec la partie française lors de la rédaction des accords de l’Indépendance, et s’oppose ainsi à la thèse de Bourguiba, prétendant en être l’artisan exclusif. Il a d’autant plus de raisons de le faire en abordant l’époque des coopératives auxquelles il s’oppose.
Puis vient le procès Ahmed Ben Salah, qui selon Mestiri doit se situer au niveau politique dont tout le gouvernement assume la responsabilité au même titre que l’accusé, et non pas pénal. Il présente sa démission du ministère, puis il est exclu du parti dont une fois réintégré il se voit confier le ministère de l’Intérieur.
C’est l’époque printemps tchécoslovaque, du doute, et les libéraux dont Mestiri est la figure de proue ont beau jeu de réclamer la démocratisation du parti dont le fonctionnement autoritaire n’a pas su empêcher les dérives du socialisme de Ben Salah.
En 1971 le Congrès de Monastir semble entamer la libéralisation du Parti mais c’est mal connaître Bourguiba qui prétend nommer lui même les membres du bureau politique et qui remet en question les décisions du Congrès. M. Mestiri démissionne du ministère de l’Intérieur après que des gouverneurs et des fonctionnaires aient été nommés sans son consentement.
Le passage tumultueux dans l’opposition
C’est alors l’époque de l’opposition qui commence et qui aboutit en 1978, en pleine crise de l’UGTT, à la fondation du journal Errai. En 1980 c’est l’affaire de Gafsa. Puis en 1981 c’est celle des élections truquées. M. Mestiri et ses amis sont spoliés de leur victoire par Driss Guiga dont il n’évoque jamais le nom. Il est vrai que pour lui l’ennemi, c’est le système, les personnes n’étant que des exécutants. En 1984 ce sont les émeutes du pain, et en 1986 la destitution de Mohamed Mzali.
Entretemps, M. Mestiri a obtenu la reconnaissance de son Parti, le Mouvement des démocrates socialistes, appelé ainsi selon les vœux d’Habib Boularès, ainsi qu’il tiendra à la préciser, sans doute pour ne pas en assumer la responsabilité. Et en effet lui-même tient dès le début à qualifier son opposition de libérale, plus en phase avec ses origines et sa profession, alors que la social démocratie possède une toute autre histoire.
Néanmoins il reçoit les encouragements du Roi Hassan II et de Lionel Jospin, secrétaire général du Parti socialiste français. C’est l’époque d’une certaine libéralisation, le Parti communiste tunisien et quelques autres étant légalisés. L’opposition a pignon sur rue, publie des journaux, mais ne participe pas au pouvoir.
En 1987 a lieu le coup d’Etat médico-légal du Général Ben Ali. M. Mestiri ne désapprouve pas et attend de voir la suite. Il est déçu par la tournure autoritaire du régime nettement en retrait par rapport au Manifeste du 7 Novembre, et alors que les élections se profilent, il décide de ne pas participer. Il quitte alors la vie politique définitivement et met fin à ses activités dans son propre Parti. Sa carrière, quoique fort prestigieuse, se conclut ainsi sur un goût d’inachevé.
Qu’il ait été un homme d’état, nul ne le conteste; le pays garde encore de nombreuses traces bénéfiques de son passage, en particulier le CSP, la tunisification de la justice, de la monnaie, et la nationalisation des biens français. On peut même le qualifier de Grand homme d’État.
Cependant c’est dans le Parti Destourien qu’il fit souvent preuve d’approximation, et il est vrai que la présence de Bourguiba, ainsi que ses origines tunisoises, ne lui rendirent pas les choses faciles, tout comme la présence dans la dissidence de camarades prêts à retourner la veste à la première occasion, comme Béji Caïd Essebsi, ou Dali Jazi.
D’autre part son esprit légaliste et loyal à ses fonctions ne lui fut pas d’une grande aide. Il ne tenta jamais de noyauter les ministères qu’il dirigea par ses partisans, et en dépit des accusations de ses adversaires, il ne participa à aucun complot.
Fait étonnant, bien qu’étant le gendre de M. Chenik, il se rangea contre son ancien ministre Salah Ben Youssef dont les prétentions panarabes lui apparaissaient irréalistes et dangereuses. Cependant, quelques côtés de son parcours demeurent contrastés. Ainsi, alors ministre de la Défense, il envoya les étudiants contestataires de Mai 68 accomplir leur service militaire, une mesure perçue par l’opinion publique comme particulièrement dure et qui eut souvent des répercussions sur les études des personnes concernées. Il se justifia plus tard par les nécessités de leur épargner l’incarcération. Il dirigea par ailleurs le ministère de l’Intérieur à une époque où le régime n’était pas un parangon de libéralisme, mais à sa décharge il démissionna parce qu’il n’y eut pas les coudées franches.
Eu égard à cela, sa venue aux vertus de la démocratie fut plutôt tardive. Il y eut donc nécessairement un moment où le cours de sa vie politique bascula d’une extrême à une autre. Les raisons n’y transparaissent pas clairement dans son livre. Peut-être son interlude diplomatique à Moscou, au Caire, à Alger, lui fit-il perdre toutes les illusions qu’il pouvait entretenir sur les vertus du parti unique, ou du pouvoir autoritaire. Sa tentative de démocratiser le parti unique fut tout aussi vaine que plus tard celle de Gorbatchev, qui lui avait les pleins pouvoirs.
Une quête demeurée vaine de la démocratie
On perçoit chez l’auteur une certaine lassitude de la personnalité pesante de Bourguiba, de ses crises autoritaires, de ses sautes d’humeur. Il y aurait eu ainsi une époque où Bourguiba était supportable, une autre où il ne le fut plus, peut être à cause de sa maladie et de son âge. L’âge? Il s’agit visiblement d’un argument à posteriori, après le 7 novembre 1987, dont Béji Caïd Essebsi démontrera plus tard le manque de pertinence en accédant à la présidence à 89 ans. D’ailleurs le Pr Amor Chadli le rejettera en bloc.
Les raisons pour lesquelles M. Mestiri a bien accueilli le coup d’État de Ben Ali, à l’instar de la majorité du peuple tunisien, il faut l’avouer, ne supportent donc pas l’épreuve des faits. Et d’ailleurs il reconnaît s’être trompé sur la question au point de se retirer de la vie politique, et pas après le départ de Ben Ali, ce qui est tout à son honneur. Mis à part cela, un certain nombre de faits importants sont passés sous silence dans son témoignage.
A titre d’exemple, alors que les relations tumultueuses entre l’Algérie et la Tunisie sont développées d’une manière assez exhaustive, jusqu’à l’affaire de Gafsa, et on peut le comprendre venant d’un ancien ambassadeur à Alger, la tentative de coup d’État du colonel Tahar Zbiri contre Houari Boumediene est totalement occultée. C’est d’autant plus étonnant lorsque le chef des putschistes se réfugie en Tunisie. M. Mestiri ne pouvait donc pas tout simplement l’ignorer. Est-ce une nouvelle preuve de la méconnaissance des affaires de nos voisins, ou les nécessités du devoir de réserve?
La politique algérienne de la Tunisie apparaît autant comme une succession de mauvais calculs sur les rapports de forces y prévalant, d’imprévoyances, et même de malentendus quand des maquisards algériens sont soupçonnés d’avoir assassiné le militant destourien Houcine Bouzayane. Et les lubies de Bourguiba concernant la borne 233 ne peuvent pas tout expliquer.
Un autre sujet d’étonnement est évidemment les prises de positions relativement au parti islamiste Ennahdha, et immanquablement, le processus démocratique interrompu chez nos voisins de l’Ouest par l’armée, et y ayant marqué le début de la décennie noire. On peut concevoir que l’armée algérienne soit intervenue pour éviter de se voir écarter du pouvoir, tout comme le fera plus tard l’armée égyptienne. Mais si elle ne l’avait pas fait, que serait-il advenu aujourd’hui, alors que la sédition kabyle pointe?
Néanmoins, ainsi que le démontre l’Histoire du Liban, cette démocratie des communautés religieuses, ou l’exemple du printemps arabe, la contestation de l’ordre établi quelle qu’en soit la raison aboutit souvent à l’implosion des États, et l’instauration de la «liberté» à leur morcellement. Les cas de la Syrie, de l’Irak, de la Libye, devraient à cet effet pousser à une réflexion salutaire sur la relation parfois conflictuelle entre démocratie et raison d’état dans nos pays.
L’auteur a salué l’arrivée du Printemps Arabe en Tunisie, qui semblait consacrer le triomphe définitif de ses idées. Malheureusement, il en a été maintenu soigneusement à l’écart par Béji Caïd Essebsi qui avait été son camarade dans la dissidence destourienne avant de faire partie du groupe du journal Errai, ainsi qu’il avait été pudiquement qualifié pour taire la réalité d’une partie de l’opposition «démocrate» toujours prête à se compromettre contre une participation à quelque pouvoir que ce soit.
On ne connaîtra malheureusement pas l’opinion définitive de l’auteur sur le bilan de l’expérience «démocratique» en Tunisie, et la responsabilité de Béji Caïd Essebsi allié à Rached Ghannouchi dans le dérapage du processus. L’alliance avec les islamistes avait nettement été détournée à leur profit par ces derniers, démontrant l’inanité de la domestication par la pratique démocratique du terrorisme et de ceux dont l’objectif primordial ne peut jamais être autre que l’application de la chariâa.
Il est vrai que l’auteur reconnaît l’apport du texte religieux dans la législation, en interdisant ce qui est licite, et selon lui en ne permettant jamais l’illicite, ce que la législation sur les spiritueux contredit aisément. Mais peut-être se limitait-il par cet argument au seul CSP. Ce faisant l’auteur se révèle politiquement conservateur en accord avec ses origines sociales ainsi que les liens de sa famille avec le premier Destour de Abdelaziz Thaalbi. Cela peut expliquer sa tolérance du parti Ennahdha et sa relativisation du fait islamiste.
Pour conclure, la forte personnalité de Ahmed Mestiri ne pouvait se satisfaire de jouer éternellement les seconds rôles derrière Bourguiba. Le despotisme ambiant l’a sans doute égaré vers la quête demeurée vaine de la démocratie, mais cela valait encore mieux que les joutes de succession que d’autres ont choisi de livrer sans aucune considération pour les intérêts du pays. L’histoire reconnaîtra son rôle immense dans la fondation de l’État de l’Indépendance, mais le destin demeurera injuste à son égard, en lui interdisant l’accession à la magistrature suprême, qui aurait couronné une carrière hors du commun au service de la Tunisie.
* Médecin de libre pratique.
« Témoignage pour l’histoire« , de Ahmed Mastiri, Sud Editions, Tunis, 1er janvier 2023.
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