Le cri d’une génération de soignants dans un hôpital au bord de l’effondrement 

Il y a un feu qui brûle. Un feu silencieux, sous les néons blafards des hôpitaux publics. Un feu qui consume lentement ceux qui devraient être nos héros : les médecins, internes et résidents. Le 1er juillet 2025, ils ont cessé de porter leurs blouses comme des armures vides. Ils ont crié, non seulement contre les conditions matérielles indignes, mais contre une machine qui broie leurs corps et leur esprit, contre un système qui les ignore et les oublie. 

Manel Albouchi *

Ils sont jeunes, souvent à peine sortis de l’université. Et pourtant, déjà fatigués. Fatigués d’un travail qui dévore leur sommeil, leur santé, leur humanité. Fatigués de voir la détresse des patients, sans jamais être eux-mêmes écoutés. Fatigués d’une hiérarchie distante, d’une administration aveugle. 

Leur colère est celle d’une génération à bout, à la croisée des chemins entre le don total et la perte de sens. Ce qui les fait tenir dans ces conditions inhumaines, c’est leur rêve d’ailleurs – un ailleurs meilleur, un horizon possible, un espoir qui parfois vacille mais ne meurt jamais. 

Perte de sens et rêve d’un ailleurs meilleur

Cette année, j’ai donné mon jour de repos, par volontariat, pour écouter ces jeunes médecins résidents et internes, pour entendre leur voix, leurs douleurs et leurs espoirs. 

Dans le service de réanimation de l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous, j’ai rencontré des visages fermés, des regards fuyants, des corps tendus au bord de la rupture. 

Là-bas, la psychologue a déserté. Depuis deux ans, personne n’a remplacé ce lien vital. Les soignants s’occupent des corps calcinés, mais qui s’occupe d’eux ? Qui tient leur main quand le poids devient trop lourd ? 

La médecine n’est pas qu’un savoir technique. C’est un art du lien, un engagement de l’âme. Quand la machine broie le lien, quand le soignant devient lui-même blessé et isolé, le soin se fragilise, et avec lui, notre société toute entière. 

L’hôpital soigne aussi les soignants

La grève n’est pas qu’un refus. Elle est un appel à la vie, à la reconnaissance. Un appel à réinventer l’hôpital, non pas comme une usine à soins, mais comme un lieu vivant, où l’on écoute, où l’on comprend, où l’on soigne aussi les soignants. 

Mais le gouvernement, au lieu d’écouter et d’accompagner, a brandi la menace judiciaire contre l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM). Et ce n’est qu’un signe de la froideur institutionnelle qui broie tout espoir de dialogue humain. 

Et pendant que certains minimisent l’exode des talents tunisiens, d’autres menacent d’importer des médecins étrangers comme s’il s’agissait de simples pièces interchangeables. 

Une bombe à retardement pour tout un pays

Ce climat toxique n’est pas seulement un affront aux professionnels de santé : c’est une bombe à retardement pour tout un pays. 

Nous devons agir : 

– accueillir la souffrance des médecins; 

– ouvrir des espaces de parole, de supervision, d’accompagnement;

– intégrer la psychologie dans chaque service; 

– former à l’écoute, à l’empathie, à la régulation émotionnelle; 

– protéger le soignant pour protéger le patient. 

Car la santé d’un pays se mesure aussi à la santé de ceux qui le soignent. Ignorer leur détresse, c’est creuser la tombe de notre système de soins. Entendre leur cri, c’est ouvrir une voie nouvelle, plus humaine, plus digne. 

A la mémoire du Docteur Jed El Henchiri, ancien président de l’OTJM, paix à son âme. 

* Psychothérapeute, psychanalyste.

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