En hommage à feu Romdhane Chatta (alias Hmidatou), décédé dans la nuit du 9 au 10 août 2017 à l’âge de 87 ans, nous republions ici le récit d’une rencontre avec lui datant de 2008.
Par Zohra Abid
La rencontre avec Romdhane Ben Ayed, connu dans le milieu théâtral par le nom Romdhane Chatta, a eu lieu un jour d’hiver de 2008 dans son petit vieux «trois pièces» perché au troisième (et dernier) étage d’un immeuble datant de la période coloniale de la rue de Rome, au centre-ville de Tunis.
Jamais loin de Tunis
L’homme passe le plus clair de son temps devant le poste de télévision, son amour de toujours. S’il n’est pas en train de suivre les dernières informations, on le trouve en train de regarder de sa fenêtre les gens aller et venir et contempler le centre-ville très animé toute la journée, et notamment par les vendeurs à la sauvette.
«Cet appartement est tout pour El Hajja, mon épouse. Elle le trouve bien placé et ne s’ennuie pas. Mais en été, nous préférons aller à la mer. Toujours à Ras Jebel, l’endroit est calme et le paysage est encore vierge», raconte Hmidatou, qui était ce jour-là entouré de Ahmed et Omar, ses deux petits-fils. Et d’ajouter qu’il se sent de plus en plus fatigué et n’est plus actif comme auparavant. «J’ai quitté la scène depuis quelques années. Que voulez vous ! (Soupir). Je suis diabétique et me sens affaibli. C’est l’âge qui me handicape le plus», raconte l’homme de théâtre.
Enveloppé dans sa robe de chambre en velours bleu attachée par une épingle de nourrice, il sirote son thé sans sucre préparé par El Hajja. L’homme a une mémoire d’éléphant. Il se rappelle de toute sa jeunesse, au détail près, comme si c’était hier.
Comment est-il venu à la scène ?
Il revient à ses débuts et se souvient de son premier rôle dans « Saqr Qoraïch », remontant à près de 50 ans. «C’était sous la houlette du directeur de la troupe municipale de l’époque, l’Egyptien Zaki Touleïmat», dit-il.
Evoquant son dernier rôle dans le spectacle d’ouverture du Festival de Carthage en hommage à Salah Khémissi, il y a déjà quelques années, il commente : «Je n’étais pas satisfait de cette création et j’ai critiqué le travail. J’ai dit ce que j’en pensais et c’était les mots qu’il fallait. Je ne vous cache pas, ma franchise m’a toujours joué de sales tours. Mais, l’essentiel pour moi est de rester égal à moi-même et fidèle aux principes de la nation. Tout le reste est faiblesse».
De fil en aiguille, l’homme nous fait voyager dans un autre monde, le théâtre de sa vie qui n’est finalement que théâtre. «Je suis né à Bekalta, dans le Sahel. Mais, très tôt, encore enfant, j’ai préféré quitter le monde rural et m’installer à Tunis. A l’époque, j’ai été têtu et un peu rebelle», se souvient-il. Avant de découvrir le 4e Art et la scène, qui seront tout pour lui, Romdhane Chatta avait une autre vie, plus discrète, au cours de laquelle il s’était adonné à plusieurs métiers, roulant sa bosse un peu partout.
«De petits boulots ici et là dans la vieille médina de Tunis. J’ai été, par exemple, apprenti cordonnier. Un jour, j’ai lu sur le journal « Ezzohra » un avis municipal annonçant l’ouverture d’une école de théâtre. Avec Rachid Gara (qui travaillait, de son côté, chez un coiffeur), je suis allé m’y inscrire. Nous étions parmi les premiers inscrits. Nous avons étudié le théâtre jusqu’à 1965. Deux ans plus tard, Ali Belhouane, maire de la ville de Tunis, a lancé un concours de recrutement d’hommes de théâtre pour étoffer la troupe municipale. Sur les 300 candidats qui se sont présentés, on a retenu 10 et j’étais été l’un des heureux élus», se souvient Hmidatou.
Avec un salaire de 17 dinars, le petit Romdhane Ben Ayed était comblé. «D’ailleurs, je vis actuellement (et Dieu merci) grâce à cette rente à vie de la mairie. Nous étions trois à avoir le droit à cette rente. Feu Hédi Semlali, feu Mohieddine Ben Mrad et moi», se rappelle encore l’acteur, une larme lui coule des yeux. Il l’essuie discrètement.
Hmidatou et Hnani, un théâtre de vie
L’homme se dit fier d’avoir accompli son devoir d’homme de théâtre averti et de père responsable. «Ma mission est terminée. Mes cinq enfants (deux garçons et trois filles) ont grandi, certes chichement mais dans la paix et sans jamais de problème. Ils sont tous mariés et heureux en ménage», a tenu à dire Hmidatou, douze fois grand-père.
Bien sûr, qui dit Hmidatou dit Hnani et dit la série télévisée « Mhal Chahed », qui a accroché les téléspectateurs près de 10 ans. De son expérience à la télévision et de cette série qui l’a rendu populaire, il garde des souvenirs inoubliables. Il se remémore de ses tirades dans plusieurs épisodes. «L’idée appartient à la cinéaste Selma Baccar. Elle m’a proposé un petit rôle avec Dalenda Abdou. Au départ, c’était un sketch hebdomadaire, puis trois fois par semaine pour devenir ensuite un rendez-vous quotidien».
«Nous avons commencé par tirer des scénettes des fameux proverbes recueillis par Khemiri, avant de changer de ligne. Car on est tombé dans la redondance et dans la répétitivité. Nous nous sommes penchés sur les problèmes sociaux à partir des scènes de ménage dans les marchés. C’était le déclic. Le travail a beaucoup plu aux téléspectateurs et j’ai fini par en devenir le scénariste attitré de ces épisodes dont la durée ne dépasse pas 7 minutes. Pour chaque épisode, je touchais 5 dinars. C’était au début, mais mes honoraires ont augmenté à 10 puis à 20 et, à la fin, à 25 dinars», raconte Chatta. La série était réalisée par feu Boulbaba Mrabet. C’était une belle époque, qui lui a valu près d’une dizaine de décorations présidentielles et du ministère de la Culture. Mais, début 1987, on a décidé de mettre fin à cette série.
La télévision entre hier et aujourd’hui
Malgré la fatigue et le poids des années, l’homme se sent si bien dans sa peau et avoue que faire une promenade dans Tunis est vital pour lui. Se promener sur l’avenue Bourguiba lui donne des forces, et c’est là que des gens l’arrêtent pour causer avec lui. «L’un m’appelle Si Tijani (personnage du feuilleton « El-Khottab Al-Bab), l’autre Ammi Hnani (par allusion au couple Hnani et Hmidatou de « Mhal Chahed »). Le marchand de légumes me sert le meilleur et le plus frais de ses produits. Idem pour le poissonnier, le boucher, etc. J’ai gagné en fait l’amour des gens, leur respect et il n’y en a pas mieux !», raconte-t-il, heureux d’être ce qu’il est.
En parlant de la télévision d’aujourd’hui, le regard de l’homme change, puis s’égare. Il regrette le bon vieux temps. «Lorsqu’il n’y avait pas assez de subventions, il y avait de la créativité à foison, alors que le petit écran était encore noir et blanc. Aujourd’hui, on diffuse des choses qui ne traduisent rien de notre vie et ne correspondent pas à nos valeurs. C’est une honte de faire du copié-collé des émissions étrangères. Une honte de voir une musique qui n’est pas la nôtre, un théâtre peu authentique, un cinéma d’ailleurs. A quoi sert la télévision si elle s’éloigne de la société ? C’est là une grande carence qu’il faut vite combler. Nous, les artistes et faiseurs d’idées, ne pouvons pas nous éloigner davantage des attentes des spectateurs tunisiens. Surtout que les chaînes satellitaires nous bousculent et la concurrence est dure à cause du pouvoir de l’argent. Le Tunisien finira par bouder et zapper pour trouver autre chose ailleurs et ce que l’on craint et c’est le pire, les chaînes à connotation religieuse diffusant en boucle des discours extrémistes», lâche Hmidatou. C’était en 2008. On peut dire que la suite lui a donné raison, en tout cas sur ce point-là.
Donnez votre avis