La mort de Slim Chaker réveille le souvenir de celle, plus terrible, dans l’histoire familiale, du grand-père du défunt ministre de la Santé.
Par Jamila Ben Mustapha *
Nous connaissions mal le défunt ministre de la Santé, Slim Chaker, et avions vis-à-vis de lui une attitude neutre, ni élogieuse, ni critique. Pourtant, sa mort nous a bouleversée : est-ce la brutalité avec laquelle elle a eu lieu qui en est la cause, le ministre étant sorti de chez lui, ce 8 octobre 2017, pour une activité de promotion de la santé des femmes puis transporté inanimé, quelques heures plus tard, parmi les siens?
Même les Tunisiens – qui étaient passés du mutisme peureux, sous l’ancien régime, au dénigrement systématique, ces dernières années, devenus râleurs, vindicatifs, lançant des insultes tous azimuts et peu soucieux de vérifier la véracité de leurs dires –, ont été nombreux, malgré quelques réactions de très mauvais goût, à être désolés de cette mort qui a concerné un de leurs ministres.
Un homme mort debout à la tâche
C’est que la façon dont s’est produit le décès de Slim Chaker est un fait sans précédent dans notre histoire récente où la classe politique, généralement lointaine, compassée, était séparée d’un hiatus, du peuple.
Ces hommes publics qu’on s’est mis à vilipender avec joie, à tort ou à raison, depuis janvier 2011, voilà qu’ils nous paraissent fragiles, humains, trop humains, qu’ils tombent d’épuisement dans l’exercice de leur fonction et presque sous nos yeux rivés aux écrans !
La fin de Slim Chaker, malgré son caractère brutal, ne manque pas de grandeur. Lui qui a entrepris, depuis un mois, la reprise en main du ministère de la Santé en ne s’octroyant aucun répit, en multipliant les déplacements, est mort debout à la tâche, un dimanche, jour de repos, ayant participé à une course organisée par son département et par celui de la Femme et de la Famille, en faveur de la prévention du cancer du sein.
Quelle leçon pour les Tunisiens peu connus pour être de grands travailleurs (même s’ils sont intelligents et capables de beaucoup d’humour, par ailleurs)!
Et voilà que l’acte de courir, chez Slim Chaker, pour contribuer à éloigner la mort chez les autres, en l’occurrence les Tunisiennes, va provoquer la sienne propre ! Ce qui est tragique dans cet événement est que l’activité d’un vivant faite dans le but de faire triompher la vie, devienne la cause immédiate de sa propre mort. Comment concevoir qu’un combat pour la promotion de la santé s’achève par la survenue de son contraire absolu, le décès, du résultat contre lequel on voulait justement lutter, chez soi autant que chez les autres?
Le grand-père et le petit-fils
Mais c’est que cette tragédie en réveille une autre, plus terrible, dans l’histoire familiale des Chaker, celle du grand-père du ministre, du militant et patriote Hédi Chaker. Comment ne pas établir, malgré de grandes différences, un lien entre la fin du grand-père et celle du petit-fils?
Par le hasard des choses, à plus d’un demi-siècle d’intervalle (1953-2017), Hédi comme Slim Chaker sont morts brutalement dans la même ville, Nabeul, le premier de façon violente, à la suite d’une exécution, le second de façon naturelle, par une crise cardiaque, tous deux étant alors au service de leur pays.
Mettons-nous un moment à la place de Mohamed Chaker, qui a vécu le grand traumatisme de perdre son père Hédi Chaker, à la suite d’un horrible assassinat, et qui doit subir actuellement l’épreuve de la disparition brutale de son fils Slim; souhaitons-lui ainsi qu’à toute sa famille beaucoup de courage.
Comment ne pas considérer aussi, au vu de ce qui vient d’arriver à son petit-fils, ces paroles du grand-père, dans sa dernière lettre à ce fils Mohamed alors étudiant à Paris, écrite 4 jours avant sa mort, comme prémonitoires puisqu’il y parle non seulement de lui mais de l’ensemble des Chaker : «Notre famille est vouée aux sacrifices et les domaines où l’esprit de sacrifice est requis sont nombreux.» (‘‘Leaders’’, 10-9-2010, Hommage à Hédi Chaker) ?
L’homme souriant courant pour une noble cause
Nous garderons du ministre de la santé l’image de l’homme souriant qui courait pour une noble cause, cette course symbolisant aussi, en réalité, ce que doit être la vie de tout être humain : une lutte permanente pour soi, ses proches et son pays, et ceci jusqu’à la dernière minute de son existence.
Afin de ne pas faire de discrimination entre les morts, ayons aussi une pensée pour nos 8 compatriotes, humbles émigrants clandestins, décédés eux aussi par noyade au soir de ce même dimanche 8 octobre 2017, dans une collision de leur frêle embarcation avec un navire de la Marine Nationale.
* Universitaire et écrivain, auteure du roman ‘‘Rupture(s)’’.
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