Contrairement à une idée reçue, les Tunisiens sont loin d’être mauvais en anglais. La maîtrise du français n’empêche donc pas l’apprentissage de l’anglais, et répond même aux intérêts supérieurs du pays.
Par Ilyes Zouari *
Selon la dernière édition du classement international EF EPI (Education First, English proficiency index), publié le 8 novembre 2017, la Tunisie se classe à la 56e place mondiale pour ce qui est du niveau global en anglais de sa population adulte. Alors qu’elle faisait mieux que 7 anciennes colonies britanniques dans le classement 2016, la Tunisie dépasse désormais 8 ex-colonies britanniques ayant presque toutes l’anglais pour langue quasi co-officielle, à savoir les Émirats arabes unis, le Qatar, le Sri Lanka, la Jordanie, l’Égypte, Oman, le Koweït et l’Irak.
Une francophonie compatible avec un bon niveau d’anglais
Si la méthodologie de cette enquête internationale, réalisée chaque année par un organisme privé basé en Suisse et mondialement reconnu (Education First), est peut être discutable, ces résultats fournissent toutefois une idée approximative du niveau en anglais des populations des pays concernés. Par la même, ils démontrent une nouvelle fois que le statut privilégié dont bénéficie le français en Tunisie, où il est enseigné en tant que première langue étrangère, n’empêche nullement l’apprentissage de l’anglais, ni même l’acquisition d’un bon niveau dans cette langue aujourd’hui importante.
Par contre, les différentes expériences à l’étranger démontrent bien que l’enseignement de l’anglais en tant que première langue étrangère est très généralement incompatible avec l’acquisition d’un bon niveau en d’autres langues. Et notamment en français, vu sa relative complexité (bien qu’il soit toutefois plus facile que les langues slaves ou germaniques, entre autres) et le manque de motivation qui résulterait chez les élèves du sentiment contreproductif d’avoir fait le plus important en ayant déjà appris la langue de Shakespeare.
Par ailleurs, il convient de rappeler que les pays francophones ont toujours été ouverts à l’apprentissage de différentes langues étrangères, auxquelles ils ont accordé une place dès les premières années de leur indépendance, et même avant. Et ce, contrairement à la grande majorité des pays anglophones, qui ont historiquement mené des politiques assez restrictives en la matière. Toutefois, cette situation commence à évoluer dans certains pays de langue anglaise, et en particulier dans ceux d’Afrique de l’Ouest. De la Gambie au Nigéria, en passant par le Ghana, tous ces pays ont rendu obligatoire l’apprentissage du français depuis une dizaine d’années, en tant que première langue étrangère.
Et parallèlement à cette évolution ouest-africaine, qui s’explique par le fait que les pays en question sont entourés de pays francophones, il est également à noter une forte augmentation du nombre d’apprenants du français dans le reste du monde, grâce à l’émergence démographique et économique de l’Afrique francophone. Et notamment dans la zone Asie-Pacifique, où elle a été estimée à 43% entre 2009 et 2013, selon les données du dernier rapport en la matière de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), publié tous les quatre ans.
A l’université, l’anglais est en train de prendre sa place, notamment dans les disciplines scientifiques.
Une francophonie qui répond aux intérêts supérieurs du pays
Si la francophonie tunisienne est donc compatible avec un bon niveau en anglais, elle est surtout nécessaire au maintien des relations diplomatiques privilégiées et amicales liant historiquement la Tunisie aux autres pays ayant le français en partage. Un ensemble de 33 pays, vaste comme près de quatre fois l’Union européenne tout entière, et se répartissant sur quatre continents. Et parmi ces pays, la France demeure le premier partenaire économique de la Tunisie (29,3% des exportations tunisiennes en 2015), devançant assez largement l’Italie (18,5 %) et l’Allemagne (10,5 %). Cette forte présence s’explique justement par ce lien linguistique, sans lequel les entreprises hexagonales s’orienteraient plutôt vers les pays d’Europe de l’Est, plus proches (car accessibles par voie terrestre) et aux coûts de production souvent comparables.
Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, un renoncement au français au profit de l’anglais ne permettrait nullement de développer grandement les investissements et échanges de toutes sortes (entreprises, société civile, touristes…) en provenance de pays anglo-saxons, afin de compenser la baisse, lente mais certaine, de ceux en provenance des pays francophones. Et ce, du fait de l’éloignement géographique des premiers, ajouté au fait que ceux-ci peuvent déjà compter sur de nombreux pays anglophones ou anglophiles attractifs.
D’ailleurs, il convient ici de rappeler que la francophonie tunisienne n’a jamais empêché le pays d’être particulièrement attractif à l’échelle internationale, et même de se classer régulièrement à la première place du continent en matière de compétitivité. Du moins, jusqu’à l’année précédant la révolution, lorsque le Forum économique mondial de Davos avait classé la Tunisie à la 32e place mondiale, loin devant l’Afrique du Sud (54e) et Maurice (55e). Le recul de la compétitivité et de l’attractivité du pays, ces dernières années, n’est donc que le résultat du manque de stabilité politique et des problèmes sécuritaires ayant suivi la révolution de 2011, et n’est en rien imputable au caractère francophone de la Tunisie.
Ce caractère francophone est, par ailleurs, un moyen de maintenir une proximité multiséculaire avec les autres pays du Maghreb, où le français est largement répandu, et de réaffirmer ainsi l’identité maghrébine de la Tunisie. Au passage, il est à noter que le Maroc a récemment reconfirmé, début 2016, le statut privilégié du français, dont il a réintroduit l’enseignement à partir de la première année du primaire. Une remise en cause de cette francophonie tunisienne ne ferait ainsi qu’éloigner, lentement mais surement, la Tunisie de cette partie du monde arabe, en la rapprochant progressivement des pays du Moyen-Orient. À cela, s’ajoute aussi le fait qu’il serait plus difficile de maintenir des liens étroits avec une diaspora de près d’un million de personnes vivant dans des pays de langue française, selon les autorités tunisiennes
Enfin, et non des moindres, le français constitue pour la Tunisie un moyen d’avoir un accès privilégié à la vaste et proche Afrique francophone, dont le poids démographique et économique est grandissant.
Le tourisme a familiarisé les Tunisiens avec les langues étrangères.
Une Tunisie quasi absente de l’Afrique subsaharienne
Cet usage commun de la langue française constitue donc une passerelle vers l’Afrique subsaharienne francophone, grand espace en pleine croissance et regroupant désormais 290 millions d’habitants. Cet ensemble 22 pays est d’ailleurs la partie la plus dynamique du continent, avec une croissance économique annuelle globale de 5,1% en moyenne sur la période quadriannuelle 2012-2015 et de 2,6% en 2016 (ou 3,5% hors cas très particulier de la Guinée équatoriale), tandis que le reste de l’Afrique subsaharienne affichait, respectivement, des taux de 3,8% et de 0,8%. Un dynamisme particulièrement remarquable dans l’espace Uemoa (partie francophone de la Cedeao), qui a réalisé une hausse du PIB de 6,3% en moyenne sur les cinq dernières années, et qui constitue ainsi la plus vaste zone de forte croissance du continent.
Pourtant, force est de constater que la présence tunisienne demeure bien top faible dans cette Afrique subsaharienne francophone, qui n’est autre que l’un des principaux relais de la croissance mondiale.
Alors qu’elle avait été la première au Maghreb à nouer des relations privilégiées avec des pays situés au sud du Sahara, grâce au volontarisme du président Bourguiba dont on se souvient encore de la grande tournée africaine de 1965 (8 pays visités), la Tunisie est désormais largement devancée par la Maroc, et à tous les niveaux.
Depuis l’accession au trône du roi Mohammed VI, l’Afrique francophone est, en effet, devenue un axe prioritaire de la politique extérieure et économique du royaume chérifien, dont le souverain multiplie les visites officielles tout en se faisant accompagner, à chaque fois, par une imposante délégation de quelques centaines de personnes, dont une forte proportion d’hommes d’affaires.
Ainsi, on ne compte plus les contrats signés au plus haut niveau entre le Maroc et ses partenaires africains, ou encore le nombre d’agences bancaires marocaines implantées en Afrique francophone subsaharienne, désormais plus de deux fois plus nombreuses que les agences françaises. Cette forte présence, contrastant avec une absence remarquée des établissements financiers tunisiens, est aussi de nature à faciliter l’implantation d’entreprises marocaines et à développer les échanges entre le royaume et cette partie du continent. Occasion de rappeler, par exemple, que le Maroc avait été en 2015 le premier investisseur étranger en Côte d’Ivoire, devant la France.
La Tunisie semble toutefois prendre progressivement conscience des opportunités que peut lui offrir le marché francophone subsaharien. Mais beaucoup reste encore à faire afin de rattraper un retard accumulé depuis de nombreuses années, à commencer, notamment, par l’ouverture de nouvelles liaisons aériennes directes avec les pays de la région. Là encore, l’écart s’est considérablement creusé avec le Maroc, dont la compagnie aérienne nationale, Royal Air Maroc, dessert désormais non moins de 24 pays subsahariens, contre seulement sept pour Tunisair. L’annonce toute récente, par cette dernière, de l’ouverture prochaine de quelques
nouvelles lignes est donc un pas dans la bonne direction.
La Tunisie ne manque pas d’atouts, de compétences, ni d’entrepreneurs dynamiques capables de conquérir des marchés et de nouer des relations économiques profitables à chacune des parties. Mais ces entrepreneurs, dont les initiatives se sont dernièrement multipliées, méritent de bénéficier du même niveau de soutien dont jouissaient les différents acteurs économiques marocains : une mobilisation complète et coordonnée des différents ministères tournés vers l’extérieur, appuyée par un engagement personnel et constant au plus haut niveau de l’État. Ce n’est qu’ainsi que la Tunisie pourra pleinement exploiter les grandes opportunités que lui offre son appartenance à la francophonie africaine, et qui ne peuvent qu’accélérer son développement économique.
* Spécialiste du monde francophone, secrétaire général adjoint de la revue ‘‘Population & Avenir’’ (démographie et géographie humaine).
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