La Tunisie face à ses rendez-vous manqués et ses opportunités perdues à jamais

L’histoire contemporaine de la Tunisie, c’est-à-dire de l’indépendance du pays à nos jours, est une suite interminable de crises, ponctuées de limogeages brutaux et de changements de cap, pas toujours bien menés, car portant souvent l’empreinte d’hommes ambitieux, sans véritables programmes et n’ayant pour seul souci que d’accéder au pouvoir, et de le garder le plus longtemps possible, parfois au-delà de toute raison.

Ridha Kefi

De cette histoire, nous croyons tout connaître, mais notre connaissance est souvent biaisée par des partis-pris idéologiques, des préjugés régionalistes ou même des détestations personnelles. Pour ne rien arranger, celui qui accède à la magistrature suprême réécrit l’histoire selon ses vues pas toujours objectives, se donnant souvent le beau rôle et accablant injustement ses adversaires. Une fois éjecté du pouvoir, il subit lui-même l’injustice qu’il a infligée aux autres. Et ainsi de suite…

Généralement, quand le temps passe et que le pouvoir échoit à une nouvelle génération de dirigeants, les anciens croient devoir se justifier en commettant des autobiographies ou des mémoires. Dans leurs fausses confessions et pseudo-témoignages, ils s’arrangent pour soigner leur parcours, passer sous silence les manœuvres et les coups bas qu’ils ont commis pour se maintenir au cœur du pouvoir, accabler leurs adversaires ou minimiser leurs apports respectifs et poser devant le jugement de l’histoire comme des démocrates empêchés de réaliser leurs grands desseins pour la nation.

Fausses confessions et mémoires biaisées

Bien sûr, toutes ces confessions et ces mémoires sont à prendre avec les réserves d’usage, mais les dizaines d’ouvrages de ce genre qu’affectionnent certains éditeurs fournissent une bonne matière brute et c’est aux historiens d’y séparer le bon grain de l’ivraie, pour emprunter le titre des mémoires de feu Béji Caïd Essebsi, écrites avant son accession à la magistrature suprême en 2015 et consacrées aux années qu’il avait passées dans le cercle du pouvoir, durant les règnes respectifs de Bourguiba et Ben Ali auxquels il a succédé (après la parenthèse du «provisoire» Moncef Marzouki) au Palais de Carthage.

«Séparer le bon grain de l’ivraie», c’est ce que Ridha Ben Slama affirme avoir fait dans son dernier ouvrage en arabe intitulé ‘‘La chute’’ et sous-titré ‘‘Les dessous du démantèlement de l’Etat de l’indépendance 1980-1987’’ (éditions Nirvana, Tunis, février 2024, 242 pages, prix : 25 DT).

Pourquoi ces deux dates précisément, sachant que l’Etat de l’indépendance, fondé par Bourguiba, est né le 25 juillet 1957, avec la proclamation de la république ?

La réponse est simple : c’est la période durant laquelle l’auteur était directement associé lui-même à la gestion des affaires publiques en étant attaché au cabinet de l’ancien Premier ministre Mohamed Mzali et a donc été, à certains moments, un témoin privilégié des manœuvres des uns et des coups bas des autres dans le cadre d’une guerre de succession au Combattant suprême.

Une guerre de succession fratricide

Cette guerre de succession, commencée depuis l’annonce des problèmes de santé de l’ancien président en 1970, était conduite d’une main de maître par sa seconde épouse, Wassila Bourguiba, puis, dans un second temps, après le divorce de celle-ci, par Saïda Sassi, la très entreprenante nièce du Combattant suprême.

Les deux femmes, qui avaient de l’ascendant sur le «malade de Carthage» , s’étaient appuyées sur des membres de l’establishment politique animés par des ambitions de pouvoir, les montant les uns contre les autres, au gré d’alliances changeantes, quitte à provoquer des crises en série se traduisant, souvent, par des mouvements sociaux, des affrontements, des morts et des blessés, comme ce fut le cas en janvier 1980 (occupation de la ville de Gafsa par un groupe armé), janvier 1978 (affrontement entre le pouvoir et la centrale syndicale) ou encore janvier 1984 (les émeutes du pain).

Ridha Bouslama affirme avoir effectué un travail d’investigation en puisant la matière de son livre dans ses souvenirs personnels, les témoignages directs des protagonistes ou à travers leurs ouvrages publiés au cours des trente dernières années. Il n’en est pas moins vrai que, malgré son souci de vérité historique, son livre n’est pas exempt de subjectivité, puisqu’il se donne pour objectif principal de défendre l’honneur personnel et le bilan politique et économique de l’homme qu’il avait lui-même servi au Palais de la Kasbah, Mohamed Mzali en l’occurrence, dont l’image a été quelque peu brouillée par ceux qui l’ont longtemps combattu et obtenu son limogeage, en juillet 1986, en espérant se frayer un chemin vers le Palais de Carthage, destin auquel Mzali était un moment destiné en tant que fils spirituel et successeur putatif de Bourguiba.

Parmi ces grands manœuvriers, l’auteur cite, dans un premier temps, les sbires de Wassila Bourguiba : Tahar Belkhodja, Béji Caïd Essebsi et Driss Guiga, et, dans un second temps, l’homme à tout faire de Saïda Sassi, Zine El-Abidine Ben Ali, le seul militaire infiltré dans l’establishment politique, qui finit par coiffer tous ces ambitieux au poteau un certain 7 novembre 1987.

Une fois arrivé à la tête de l’Etat, au terme d’une longue série de manipulations, roulant dans la farine libéraux, démocrates progressistes et autres islamistes, l’«artisan du changement» a tenté de réécrire l’histoire de la république à sa guise. Mais ironie de l’histoire : il perdra lui aussi le pouvoir, 23 ans plus tard, dans des conditions assez semblables à celles qui l’ont vu y accéder, et ce pour avoir laissé son épouse Leïla Trabelsi animer, autour de lui, une camarilla de sbires et d’obligés qui finirent par ternir son image et accélérer sa chute, un certain 14 janvier 2011, dans des circonstances qui restent à ce jour très mystérieuses.

Un sentiment d’énorme gâchis

Nous n’entrons pas dans les détails des manœuvres «politichiennes» mises en œuvre par tous ces protagonistes, et dont ont été victimes, tour à tour et successivement, Bahi Ladgham, Ahmed Ben Salah, Hedi Nouira et Mohamed Mzali, qui eurent tous le malheur d’être cités comme des successeurs potentiels de celui qui les utilisera comme des boucliers avant de les laisser tomber et de chercher même ensuite à les humilier. Mais on remarquera, avec Ridha Ben Slama, que ceux qui parvenaient au Palais de la Kasbah, en subissaient tous la malédiction, en devenant la cible de toutes les manœuvres de déstabilisation qui finissaient par les faire tomber sous les coups de boutoir de conspirateurs intéressés, pressés et ambitieux, manipulant le président de la république et se faisant manipuler par lui, dans une sorte de jeu de la roulette russe au terme duquel la Tunisie et les Tunisiens sortent toujours perdants.

On lira avec un intérêt le livre de Ridha Ben Slama qui explique comment ce système autodestructeur mis en place par Bourguiba depuis 1970 a fonctionné durant le règne du Premier ministre Mzali dont l’image brouillée par ses adversaires mérite d’être rectifiée et son action en faveur du pluralisme et de la démocratie enfin reconnue par l’histoire. C’est là le but de ce livre, et l’auteur y a en partie réussi grâce aux informations qu’il a réunies et aux analyses qu’il a développées.

Reste qu’en fermant le livre, on reste sur un sentiment de frustration face aux rendez-vous manqués, aux opportunités perdues à jamais, au temps précieux gaspillé dans de vaines querelles et aux haines stupides infusées dans la vie de la nation et qui ont empêché un peuple éduqué et ambitieux d’avancer sur la voie du progrès.

Derrière ce gâchis, que nous constatons encore aujourd’hui, il y a comme un péché originel ou un «paradoxe originel» pour emprunter l’expression de l’auteur, celui d’«un système politique qui a fait de la modernité et de la généralisation de l’enseignement un but suprême, qu’il a contrebalancé par un pouvoir personnel, certes charismatique, mais qui refuse d’accepter les conséquences de cette généralisation de l’enseignement, qui a donné naissance à des générations de compétences dans tous les domaines et d’intellectuels, laissant ainsi échapper plusieurs occasions pour le progrès».

En cette année 2024, sommes-nous vraiment sortis de cette auberge-là? Je crains que non…