Deux semaines déjà, et c’est fini les vacances à Djerba. Je fais ma valise et je quitte le pays, la tête pleine d’images, d’émotions et de constats. Pas tous sympathiques ! Je vous les résume en 10 mots clefs, avec mes lunettes d’économiste. Tenez-vous bien, cela va brasser… (Ph. Nathalie Crubézy / Collectif à-vif(s)).
Moktar Lamari *
Je vais décrier notamment l’écart de développement économique qui se creuse mécaniquement entre la Tunisie et le monde civilisé.
Mes constats sont perceptibles à l’œil nu. Mon regard aiguisé est forcément critique, mais pas sans biais ni controverses. Dans l’ordre d’importance, voilà ce que je pense!
1- Femmes
L’image est frappante (et très décevante) : de ces centaines de milliers de femmes, de jeunes filles voilées (souvent en noir), en ville, dans les villages et même dans l’eau profonde des belles plages de la lagune de Djerba-La-Fidèle.
D’une année à une autre, leur nombre se multiplie, et va savoir pourquoi! Tahar Haddad (1899-1935) doit se retourner dans sa tombe, lui qui depuis la première moitié du dernier siècle a cru nécessaire de plaider l’urgence de la modernisation du statut de la femme arabe, musulmane et particulièrement tunisienne. L’habit ne fait pas le moine, disait le proverbe. Mais l’image est choquante.
On ne peut que déplorer la pénible misogynie issue d’une masculinité toxique qui exclut de facto les femmes seules des espaces publics communs pour la consommation (cafés, bars, loisirs, restaurants), pour les confiner aux travaux ménagers, aux fonctions subalternes et souvent informelles. Seulement une femme sur quatre a accès au marché du travail salarié et formel. Plus de 2 millions de femmes sont ainsi écartées des chemins du progrès.
«Berjoulia» est le mot clef le plus crapuleux, le plus malsain et le plus toxique de tous. Cette locution ponctue les discours machistes, révoltants et indignes de la Tunisie que j’aime. Même dans les radios, on la reproduit sans crier gare! Encore aujourd’hui, en 2024, la femme est vue comme la moitié de l’homme, mais jamais l’égal de celui-ci. Les Tunisiens (pas tous) doivent se remettre en question.
La toxicité masculine veut faire de toutes ces femmes un «rien», des «objets» invisibles, juste des reproductrices. Cette toxicité fait que les femmes finissent par s’effacer, pour éviter le pire, pour baisser les bras et se fermer les yeux et les oreilles. Une logique de victimisation que je comprends, mais que je ne soutiens pas.
Une conjointe, une maman, une sœur, une fille, elles méritent mieux! L’islam politique a fait très mal aux femmes tunisiennes, qu’on le veuille ou non! Bourguiba, depuis les années 1960, a prévenu que l’islam rigoureux, mal compris, constitue un danger pour l’émancipation de la femme. Et à raison!
La femme tunisienne doit avoir le droit de déployer sa beauté et son charme, son savoir-faire et sa valeur ajoutée économique, pleinement dans un pays qui n’en demande pas plus. Les hommes doivent comprendre et se remettre en question, à mon avis. On est loin du compte à ce sujet.
2- Poubelles
Durant mon séjour de vacancier qui fantasme sur les charmes de la Tunisie d’antan, les poubelles à ciel ouvert sont partout dans les villes, les villages et même dans les places et ruelles les plus officielles et les plus achalandées. Tout y est, des restes de légumes de cuisine, des couches de bébés, des bouteilles vides, des matériaux en fermentation. C’est juste révoltant.
Devant chaque maison cousue louée aux touristes locaux et libyens, on trouve ces tas d’ordures qui attirent les chiens errants, les mouches, les scorpions et les moustiques. Les cafés bondés sont entourés de ces détritus et odeurs nauséabondes.
Vu de loin, on se demande comment s’est-on rendu là? Comment peut-on imaginer ces hommes «fiers» cohabiter avec les ordures, au même niveau, sirotant un café, pendant trois heures ? Comment passer autant d’heures d’oisiveté dans les espaces publics et plages jonchés d’ordures et de poubelles? Un grand nombre d’«hommes tunisiens» sont capables de le faire, involontairement j’espère! Faute de maturité et d’amour propre.
3- Prix
Ce mois de juillet 2024, le kilogramme de côtelettes d’agneau est à 56 DT, un simple café express à l’aéroport est à 14 DT, 1 kilogramme de pêches blanches au souk de Midoun est à 8 DT.
C’est au minimum trois fois les prix en Europe, où le salaire minimum est six fois plus élevé que celui en vigueur en Tunisie. Et c’est pareil pour les autres produits de consommation courante dans les marchés.
Va savoir pourquoi? Une raison saute aux yeux: l’absence de concurrence et la généralisation de monopoles, oligopoles, et collusionnaires de tout acabit. La logique de la rente et la perte des repères du marché concurrentiel dominent les transactions économiques. Les groupes de pression font la loi, et les réglementations bureaucratiques entérinent cet état des lieux pour gonfler les surplus des vendeurs, des producteurs… au détriment des consommateurs.
L’État-providence ne fait rien pour renforcer la concurrence dans les marchés et pour abolir les rentes. Et, quoi qu’on en dise, les politiques publiques ne semblent pas favoriser, et de façon efficiente, le pouvoir d’achat des moins nantis.
4- Travail
Le sens du travail en Tunisie n’est plus ce qu’il était. «Doucement le matin, pas trop vite l’après-midi» règne en devise forte dans le bled. Tout le monde fait à son rythme, et tant pis pour le citoyen, pour les payeurs de taxes.
Pas de besoins de rendez-vous, pour payer sa facture d’eau, ou d’électricité, mettre à jour son dossier de sa pension de retraite. Il faut se pointer et attendre, avec des inchallahs sur toutes les lèvres. Il ne faut pas s’impatienter, on peut le regretter, si on hausse le ton.
On peut te faire revenir plusieurs fois pour une simple formalité ou une prolongation d’un permis de circulation. Les administrations demandent des informations déjà disponibles dans leurs réseaux et des documents inutiles, au final. On peut même t’humilier, s’il le faut.
5- Productivité
Les temps où Ahmed Ben Salah, Hedi Nouira, et Habib Bourguiba mettaient la productivité au cœur des leviers du développement et de tous les discours, sont bel et bien révolus. L’économie d’aujourd’hui est piégée par cette perte de productivité du travail (du capital et globale des facteurs).
Et tous ces politiciens qui se succèdent depuis 2012, et qui se ressemblent, ne bougent pas sur ce plan de peur de perdre des votes ou de susciter les foudres d’un syndicalisme vindicatif, suranné.
Le Tunisien moyen produit jusqu’à 15 fois de moins qu’un Canadien (en valeur marchande). Le recul de productivité est accéléré par la chute des investissements en technologies nouvelles, en capital humain et en capital productif.
Le taux d’investissement est tiré par le bas, par une politique monétaire exagérant le taux d’intérêt directeur, et multipliant les mesures erratiques, peu évaluées et à la merci du cartel de cette trentaine de banques privées. L’épargne est détournée pour payer la dette.
6- Vivre-ensemble
Certes, on est en Méditerranéen du Sud. Et cela se corse: on parle fort, on se pousse, on se tape dessus s’il faut, et on ne fait pas suffisamment attention aux autres. Les comportements des conducteurs sur les routes sont simplement dangereux et infernaux.
J’ai assisté personnellement, en pleine rue à l’entrée de Mellita, à une bagarre corps à corps entre un camionneur et un chauffeur de bus bondé de touristes. La honte, les touristes filmaient le spectacle avec leur caméra. Ma conjointe ne comprenait pas le rationnel. Scandaleux!
Sur les routes, la perception du risque est quasi inexistante, des voitures qui roulent à 4 rangées, sur une route à deux voies, des klaxons, des dépassements à gauche, des bus publics amortis, bondés et à qui manquent des vitres… parfois roulant à portes ouvertes.
Jamais à l’heure, ces bus en disent long sur l’état de délabrement du transport collectif, et surtout sur l’irrespect des jeunes envers leurs aînés, fréquentant ces bus délabrés et métros amortis.
La capacité à coordonner l’action collective, et à initier la symbiose du vivre-ensemble est en dessous des standards espérés par les Tunisiens et surtout par les touristes qui viennent visiter notre pays. C’est pourquoi, en majorité, ils préfèrent rester dans leurs hôtels, évitant de prendre les risques de se faire harceler ou «arnaquer» en ville et dans les souks.
7- Rationnement
Durant les deux semaines de mon séjour, il n’y a pas un jour où l’eau et/ou l’électricité n’ont pas été interrompues, coupées une ou deux fois par jour. Des coupures subites, sans avertissements préalables, et encore moins d’explications. Et aucune localité de l’île de Djerba n’a été à l’abri des interruptions de ces éléments essentiels à la vie de tous les jours.
Les files d’attente sont aussi présentes devant les boulangeries, les pharmacies, entre autres. Face à cette précarisation des services essentiels, les médias et les élites politiques, préfèrent jeter l’odieux sur les réseaux mafieux, les «ennemis» de la Tunisie.
Mais, ici aussi, c’est un enjeu de travail et d’investissement, une question d’engagement collectif pour le bien public, et un détournement de l’épargne collective vers l’investissement, plutôt que vers la dette et la consommation improductive.
8- «Zmigris»
Comme chaque été, les quelque 2 millions d’expatriés reviennent au pays, pour des vacances estivales. Pas tous heureusement. Des moments de retrouvailles chaleureux, mais on se relâche, et on retrouve les comportements du bled.
Une fois arrivés au bled, on ne respecte plus le code de la route, on dépasse n’importe comment, on se gare en 2e rangée, on met les bébés et enfants dans le siège avant sans ceinture de sécurité. On ne fait pas mieux au niveau des nuisances pour le voisinage.
Ces centaines de piscines alimentées par l’eau de la Sonede (avec des tarifs subventionnés) et ces centaines de forages clandestins, financés par les euros des expatriés commencent à énerver les insulaires.
Ceux-ci demandent aux «Zmigris» de respecter la loi régissant la gouvernance de l’eau en contexte d’aridité climatique. Il faut payer le juste prix d’une eau dont les prix ne reflètent plus la rareté (valeur marchande) et les usages alternatifs (valeur d’usage).
Le pouvoir d’achat relativement élevé de ces expatriés procure de précieuses devises pour une économie en manque de devises et qui menace de s’effondrer à tout moment.
9- Corruption
Cette capacité à payer le prix fort de ces «Zmigris» fait saliver bien de fonctionnaires en quête de complément de revenus, à l’occasion de l’obtention d’un papier administratif ou un renouvellement de documents d’identité, ou titre de propriété. Et cela n’arrange pas les choses, quand on connaît le niveau de corruption qui ronge la Tunisie. Pendant mon séjour, une dizaine d’arrestations de hauts décideurs, de syndicalistes, entre autres. Toutes pour motif de corruption et de malversation.
Tunisair brille encore une fois par ses contre-performances à l’aune des indicateurs de corruption. Le PDG en personne, les principaux syndicalistes et quelques hauts cadres et pilotes et hôtesses trempent dans des affaires indignes de cette société d’État (proxénétisme, prostitution, falsification, contrebande, etc.).
Au niveau de l’État, plus de 130 000 salariés sont devenus fonctionnaires, entre 2012 et 2015, souvent grâce des dossiers truqués, des mécanismes injustifiés et des diplômes falsifiés. Merci la smala de Ghannouchi. Un colis piégé laissé pour nos enfants et petits-enfants.
Il faut défaire la loi de la permanence dans la fonction publique, pour la repenser en profondeur.
10- Présidentielle
Durant mon séjour, j’ai vu faire les milieux politiques et médiatiques. Les élections présidentielles sont annoncées, et du jour au lendemain, une centaine de candidats se lancent dans la course. Sans programme politique autres que les discours creux. Sans priorités chiffrées, sans calendriers, sans envergure… c’est comme du temps de l’ère tribale, chacune des tribus présente son candidat, suffisamment pour montrer que la Tunisie n’est pas mûre pour des élections concurrentielles sur la base de programme, de leadership et de vision.
Une course atypique, des candidats populistes, une campagne d’enchères, pour brouiller les cartes, et enlever à ces élections leur légitimité, dans un contexte de crise économique et d’incertitude politique.
Plus on a de candidats, plus on brouille le vote et le choix selon la qualité de programmes proposés. L’électeur médian est vulnérable : peu éduqué, peu préparé et sans sens critique. On voterait pour rien ou presque. C’est indigne des politiciens et candidats qui se présentent pour dévoyer les élections et les avorter d’avance.
Les médias en majorité à Tunis, détenus par des hommes d’affaires connus par leur allégeance à Ben Ali d’abord et aux islamistes ensuite, laissent à désirer. Aucun effort de recherche, d’investigation et rien que du blablabla! Des radios poubelles, sans engagement social, aucun engagement journalistique digne de ce nom. Des animateurs qui parlent de tout sauf des enjeux de la corruption, des questions qui préoccupent le citoyen. Ces radios rongées par la corruption n’inspirent pas confiance. Elles ne font que corrompre l’opinion publique. Une opinion publique laissée pour compte, avec 3 millions d’analphabètes, et plus de 8 millions qui ne lisent pas un seul livre par an.
Tout ce qui précède n’est pas pour humilier ma Tunisie que j’aime tant et que je lègue à mes enfants, en dépit de tout et contre tout.
J’ai connu autrement mon bled, et j’ai aimé intensément ce pays. Son potentiel est incommensurable! Les belles plages sont partout, les oliveraies, les richesses et la capacité de ces femmes que j’affectionne, de ces hommes que je critique (dans le respect), tout ce beau monde peut mieux faire, en se remettant au travail, en se débarrassant des mauvais réflexes: corruption, irrespect des autres.
La Tunisie renferme des richesses inouïes, en mer, dans les territoires et dans les valeurs. Trois mille années d’histoire ne doivent pas être dilapidées par les dérives des 12 dernières années.
* Economiste universitaire.
Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T