Le Réseau tunisien pour les droits et les libertés saura-t-il tourner la page des alliances dangereuses?

Le Réseau tunisien pour les droits et les libertés ne doit être ni un remake du Collectif  du 18 octobre 2005, contre Ben Ali, qui a été un tremplin permettant aux islamistes de cueillir les fruits d’une révolution à laquelle ils n’ont pas participé, ni un prolongement du Front de salut national (FSN), créé le 31 mai 2022, contre Kaïs Saïed, qui aboutira aux mêmes résultats.

Mohamed Cherif Ferjani *

Il a fallu que la mascarade des prochaines élections présidentielles tourne au tragicomique avec les rebondissements de l’affaire des candidatures recalées, repêchées par l’Assemblée générale du tribunal administratif dont les décisions sont légalement définitives, irrévocables et sans appel, puis à nouveau recalées par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), pour qu’enfin des associations et des partis politiques passent à l’acte et mettent en place le Réseau tunisien pour les droits et les libertés.

Un tel réseau aurait dû voir le jour bien avant : contre  les islamistes et leurs alliés qui ont commencé, dès leur accès au pouvoir, à remettre en cause les acquis de la révolution dans le domaine des droits et des libertés, puis, au lendemain du 25 juillet 2021, contre la volonté, affichée dès sa candidature à la présidence, d’instaurer un régime liberticide fermant la porte à la séparation des pouvoirs et à un fonctionnement démocratique des institutions.

Mieux vaut tard que jamais

L’entêtement de l’Isie ne fait que confirmer les visées de Kaïs Saïed à l’origine du processus conduisant aux impasses de la situation absurde dans laquelle la Tunisie s’enfonce, chaque jour davantage.

Outre la volonté de Kaïs Saïed, plusieurs forces politiques et sociales ont contribué à ce processus en le soutenant ou en faisant le dos rond et en laissant faire. Certains pointent, à raison, les forces politiques qui ont d’emblée soutenu toutes les décisions de Kaïs Saïed sans en être remerciées, mais aussi des organisations comme l’Utica et l’Ordre des avocats. Cependant, la responsabilité de l’UGTT n’est pas moindre d’autant plus qu’elle était et reste la seule force ayant la capacité et la légitimité de fédérer les autres forces sociales et politiques, comme elle a su le faire contre la Troïka pour imposer le Dialogue national. Plusieurs appels ont été adressés en ce sens à la centrale syndicale. Elle y a répondu par le silence ou en se limitant à quelques déclarations et réactions timorées, loin d’être à la hauteur de la gravité de la situation.

La création du Réseau tunisien pour les droits et les libertés aujourd’hui peut être considérée comme une initiative arrivée trop tard; mais mieux vaut tard que jamais ! Le plus important n’est pas le timing de l’initiative. Le retard peut être rattrapé si les objectifs sont bien définis, et si les moyens, dont les alliances, sont bien choisis.

Concernant les objectifs, outre la cause des droits et des libertés, pour laquelle le réseau est créé en rapport avec la tournure tragicomique de l’actuel processus électoral, il serait important de savoir si la perspective de son action est, par-delà le combat contre la politique et le régime de Kaïs Saïed, de rompre ou de renouer avec le passé proche et lointain, avant le 25 juillet 2021 et avant le 14 janvier 2011, passé contre lequel les forces vives du pays se sont levées pour voir leurs  luttes détournées de leurs objectifs au profit de forces politiques qui n’ont rien à voir avec leurs aspirations : l’islam politique et ses alliés entre 2011 et 2021; et le populisme national-conservateur depuis le 25 juillet 2021.

Ne pas reproduire les alliances dangereuses

Le non retour à la situation d’avant 2021 et 2011, dans la perspective de la défense des droits et des libertés, implique un combat pour une démocratie sociale répondant aux aspirations – sociales, politiques et culturelles – qui ont porté la révolution de 2010-2011, contre le régime de Ben Ali, et auxquelles toutes les politiques menées depuis cette révolution ont tourné le dos.

Si l’objectif est la rupture avec le présent national-conservateur, le passé islamiste et le passé des régimes de Ben Ali et de Bourguiba, dans une perspective démocratique traduisant les aspirations des forces vives du pays, les moyens et les alliances pour atteindre ces objectifs doivent en découler : un combat démocratique faisant appel à la mobilisation des forces vives de la société, dans des cadres et par des moyens démocratiques. Cela implique le refus de toute alliance avec les forces politiques dont l’objectif est la poursuite ou la reprise des projets antidémocratiques, d’une part, et, d’autre part, le refus de tout appel à l’armée et aux forces de sécurité pour leur faire jouer un rôle politique pour pallier l’impuissance des partis et de la société. 

Dans  ce sens, le Réseau tunisien pour les droits et les libertés ne doit être ni un remake du collectif  di 18 octobre 2005, contre Ben Ali, qui a été un tremplin permettant aux islamistes de cueillir les fruits d’une révolution à laquelle ils n’ont pas participé, ni un prolongement du Front de salut national (FSN), créé le 31 mai 2022, contre Kaïs Saïed, qui aboutira aux mêmes résultats : s’allier avec des forces antidémocratiques qui ne s’intéressent à la question des droits et des libertés que comme un parapluie, lorsqu’elles sont la cible de la répression, c’est servir de caution à ces forces qui ont montré qu’elles n’ont aucun scrupule à changer d’alliances comme de chaussettes. 

J’espère que les organisations de la société civile et les partis politiques regroupés dans le Réseau tunisien pour les droits et les libertés ne reproduiront pas les erreurs des alliances dangereuses du passé et tireront les leçons des expériences qui ont été fatales à la démocratie, aux droits humains et aux libertés publiques et individuelles. A bon entendeur salut !

* Professeur honoraire de l’Université Lyon 2.