‘‘Alexandre II’’ : le tsar victime de ses réformes, ou l’échec du libéralisme russe

Pourquoi le libéralisme ne s’est pas implanté en Russie? Y a-t-il une quelconque âme russe essentiellement orthodoxe schismatique, paysanne et rurale, réfractaire à la constitution d’une bourgeoisie industrielle et financière nécessaire à la modernisation et la démocratisation du pays? Question épineuse entre toutes qui continue d’être posée.

Dr Mounir Hanablia *

Curieuse l’histoire du Tsar réformateur Alexandre II qui abolit le servage en 1861 et meurt assassiné en 1881 par les terroristes, pour avoir promulgué la Constitution.

Victime de cinq attentats auxquels il échappe par le plus grand des hasards, c’est le sixième qui a raison de lui.

Cet acharnement s’explique paradoxalement par la promulgation imminente d’une nouvelle Constitution libérale sur le modèle européen qui fait entrer la Russie dans le concert des grandes nations de l’époque.

Les terroristes veulent un changement politique radical, mais imposé par une révolution, et craignent que les réformes ne la fassent avorter.

Le Tsar pense sauver le pouvoir absolu et la dynastie par ces concessions politiques qui demeurent pour les durs de la Cour des faveurs révocables. Mais dans ce jeu de dupes, les terroristes ont toujours un temps d’avance, ils frappent quand et où ils veulent sans que la police tsariste puisse les en empêcher.

Une bombe de forte puissance fait même sauter un pan de l’étage du palais, et manque sa cible. La police tsariste fait preuve d’une étonnante incurie. Elle arrête des conjurés mais est incapable d’en obtenir les renseignements valables nécessaires à la mise en échec des attentats, et plus grave, elle ne prend pas les mesures nécessaires à la protection du Tsar.

Les ennemis sont partout  

Ainsi une maison qui sert de centre opérationnel et qui se situe près du parcours de la promenade dominicale du souverain est elle visitée après une dénonciation, mais sans être fermée, et ses occupants ne sont pas appréhendés. La lecture de l’ouvrage suggère ainsi une complicité de la Sécurité, le troisième bureau.

Les ennemis ne se situeraient ainsi pas uniquement chez les terroristes mais aussi chez les conservateurs que les réformes lèsent, et même sans doute dans la propre famille impériale que l’ascension d’une maîtresse au rang d’épouse après le décès de l’impératrice indispose et menace.

Néanmoins, aucune preuve ne donne un semblant de consistance à cette thèse, celle de forces occultes situées dans l’entourage impérial et manipulant les terroristes pour arriver à leurs fins. Mais l’incurie de la police, et l’incapacité du Tsar à en faire un outil efficace après la cascade d’attentats qui l’ont frappé, suggèrent également qu’après vingt années de réformes, le régime devenait de plus en plus isolé, au point de ne plus compter sur les forces censées le protéger.

Le paradoxe des réformes

C’est là le paradoxe des réformes imposées par le haut quand elles prétendent moderniser. Il vient un moment où les forces que l’éducation réveille ne se satisfont plus du régime politique auquel elles doivent leur prise de conscience et leur existence.

Pourtant, il serait difficile de qualifier le régime d’Alexandre II d’absolutiste, comparativement à ceux de son père Nicolas I, et de Pierre le Grand.

D’autre part, sur le plan international, après la désastreuse guerre de Crimée, la Russie reprend son rang de grande puissance, d’abord en écrasant la grande révolte polonaise de 1863, et cela ne lui vaut pas en Occident que des amis, ensuite en annexant le Caucase, et surtout le Turkestan, au risque de déclencher un conflit armé avec l’Angleterre, menacée dans ses colonies indiennes. C’est surtout son intervention dans les Balkans et la guerre contre l’empire ottoman qui lui permet d’imposer l’indépendance des provinces danubiennes en 1878, malgré la volonté des puissances européennes de ne pas lui y laisser le champ libre.

A la mort d’Alexandre II, son fils Alexandre III récuse le projet constitutionnel de son défunt père. La Russie se referme, les libertés sont abolies, seul le progrès économique est à l’ordre du jour. Ce n’est qu’en 1905 que le pouvoir prend conscience de la pérennisation du problème politique.

L’opposition, issue de l’intelligentsia éduquée dans l’université réformée, selon les normes occidentales, voulue par Alexandre II, qui était supposée fournir les cadres nécessaires à la libéralisation du régime, est bien celle d’où émanent ses propres meurtriers.

Une âme russe réfractaire au libéralisme ?

Pourquoi le libéralisme ne s’est pas implanté en Russie? Y a-t-il une quelconque âme russe essentiellement orthodoxe schismatique, paysanne et rurale, réfractaire à la constitution d’une bourgeoisie industrielle et financière nécessaire à la modernisation et la démocratisation du pays? Question épineuse entre toutes qui continue d’être posée.

En fait, les terroristes ont réussi à abattre le Tsar, mais ils ont fondamentalement échoué, son régime lui ayant survécu. Il s’est avéré au moment de sa chute que cet ordre-là lors ne pouvait pas se libéraliser.

Pourtant les luttes contre l’absolutisme ont été aussi âpres en Russie qu’ailleurs. Néanmoins, en Angleterre un compromis entre la noblesse du sang, renforcée par la noblesse du mérite (la bourgeoisie), et le Roi, a finalement pu être trouvé après des luttes interminables pour le pouvoir. En France, la bourgeoisie, la noblesse du mérite, s’est débarrassée de la populace qui avait abattu la noblesse du sang et fondé la république.

En Russie rien de tel ne s’est produit. Les luttes entre la noblesse et le Tsar se sont toujours terminées par le triomphe de ce dernier, et la noblesse du mérite (armée et fonctionnaires) s’est constamment alignée sur celle du sang. L’autocratie était si bien implantée dans les esprits que les soulèvements paysans menaçant l’Etat ont acquis un caractère légitimiste en étant conduits par des faussaires se prétendant être le vrai Tsar privé de son autorité légitime.

Il a fallu la première guerre mondiale et ses horreurs, ainsi que ses défaites, pour abattre irrémédiablement l’ensemble de l’édifice tsariste. 

En 1917, face au libéral Kerenski, Lénine se souviendra de l’échec des soulèvements paysans et des attentats terroristes, en rejetant le nihilisme de Nechaev, l’anarchisme de Bakounine, le populisme, et en suivant les traces de Tkatchev, pour qui seule une organisation adéquate pouvait créer un ordre nouveau; le marxisme n’aura été qu’un slogan pour donner le change avec l’internationalisme.

Autoritarisme et dirigisme étatique

En réalité l’apparition d’un État policier, fonctionnant sous l’autorité d’un seul parti omniprésent disposant de tous les pouvoirs et se substituant au Tsar, n’aura été que la conséquence des aléas d’une Histoire avant tout russe. Gorbatchev en fut le fossoyeur mais ses velléités libérales, si elles ont eu raison du parti, n’ont pas entamé la nature autoritaire du pouvoir.

C’est Poutine qui a repris les rênes de l’Etat avec les mêmes moyens autoritaires et le même dirigisme étatique, qui soustrait ce pays immense aux convoitises du marché global, et l’apparition d’une classe économique parasite, les oligarques, monopolisant toutes les richesses mais avec l’assentiment de l’Etat et à son service, n’a été qu’une réincarnation de cette noblesse qui accaparait les terres en s’alliant avec le Tsar.

Cette étrangeté russe par rapport aux autres pays européens explique largement l’actuelle guerre en Ukraine, dont l’enjeu principal est la libéralisation de la Russie sous l’autorité du marché global. Mais si l’on s’en réfère à l’histoire, ce pays tout comme la Chine n’a jamais été ni libéral ni démocrate. C’est dire combien l’Occident peut être assujetti à des chimères.

* Médecin de libre pratique.

‘‘Alexandre II : le printemps de la Russie’’ de Hélène Carrère d’Encausse, éd. Fayard, Paris, : 17 mars 2010.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!