La forte abstention aux dernières municipales s’explique aisément : le Tunisien lambda, majeur et vacciné, n’arrive à se mobiliser en masse que pour deux nobles causes, soit pour traîner la patte et faire des grèves tournantes, soit pour faire du prosélytisme médiéval sur fond de bigoterie.
Par Tarak Arfaoui *
Longtemps appréhendé, le taux de participation aux élections municipales de dimanche dernier, 6 mai 2018, est tombé comme un couperet sur la tête des Tunisiens, traduisant la quasi indifférence des électeurs potentiels vis-à-vis des partis, et de la vie civique et politique en général.
La responsabilité (ou l’irresponsabilité) des hommes politiques n’explique pas tout. Le mal, plus profond, est dans la nature même du Tunisien qui n’arrive pas à se défaire de traditions culturelles et sociales anachroniques en complet déphasage avec son temps.
Le vote non, les grèves tournantes oui
Au pays du «khobzisme» (littéralement : parti du pain), de la nonchalance, de la fainéantise et du chacun pour soi, il était évident qu’on ne pouvait pas s’attendre à un autre résultat. Quelque 70% des électeurs tunisiens, éternels rouspéteurs qui se plaignent de tout, qui critiquent et dénigrent leurs gouvernants, trouvent qu’il est beaucoup plus intéressant de faire la farniente le dimanche ou d’aller au marché plutôt que d’aller aux urnes pour faire leur devoir civique.
Tout porte à croire que la démocratie offerte aux Tunisiens sur un plateau royal n’est pas la tasse de nos chers concitoyens qui ont pris le pli du motus et bouche cousue depuis des décennies.
Le Tunisien lambda, majeur et vacciné, n’arrive à se mobiliser en masse que pour deux nobles causes, soit pour traîner la patte et faire des grèves tournantes, soit pour faire du prosélytisme médiéval sur fond de bigoterie.
La jeunesse en particulier, qui constitue le socle du pays et son avenir, semble tout à fait réfractaire à la chose politique. La cellule familiale, première pépinière de la vie, qui forge la personnalité et l’avenir de l’enfant, est la première responsable de l’indifférence totale de la jeunesse à l’âge adulte vis-à-vis de l’action citoyenne, de la vie démocratique et du devoir national.
Les jeunes, inutile de les chercher dans les bureaux de vote.
Une jeunesse mal instruite, déboussolée, irresponsable
Ensuite, vingt cinq années de Benalisme ont engendré une jeunesse mal instruite, déboussolée, irresponsable, bardée de soi-disant diplômes mais ignorante, sans véritable culture et sans idéal.
Les jeunes, aujourd’hui, où une majorité d’entre eux, parlent l’argot, ne savent pas s’exprimer devant un auditoire, ne maîtrisent pas les langues, y compris l’arabe, ne savent même pas écrire une lettre de motivation, qu’ils vont aller copier sur internet, et ne lisent pas un seul livre de leur vie en dehors des manuels scolaires. Et encore…
La vraie école actuellement en Tunisie est plutôt l’école de la rue, du stade de football, du café du coin, de la chicha et des parties passionnées de «chkoba» (jeu de cartes) ou des jeux sur internet, qui ont largement supplanté l’école républicaine du savoir, à la faveur de la démission du corps enseignant miné par le corporatisme.
La vie culturelle et associative est insignifiante, si bien que l’énergie naturelle des jeunes est déviée vers l’eldorado de l’étranger ou vers des exutoires mineurs comme la débrouillardise précaire ou la petite délinquance, ou majeurs comme le banditisme et le trafic en tout genre.
Le plus grand exutoire est sans doute l’extrémisme et le terrorisme qui n’ont jamais eu droit de cité dans la Tunisie millénaire, subitement devenue le premier pays exportateur de terroristes dans le monde par rapport au nombre de ses habitants.
Le bigotisme devenu un fléau national
L’autre exutoire tout à fait insidieux est la vague de bigotisme qui s’est abattue sur le pays la dernière décennie, touchant jeunes et moins jeunes. La religiosité, qui est la conviction libre et réfléchie la plus intime de l’être humain, est malheureusement exposée publiquement, exprimée dans un comportement digne des temps médiévaux, tout-à-fait hypocrite, en déphasage total avec notre époque.
Les foulards ont ligoté une grande frange des femmes tunisiennes, pour certaines par libre conviction mais pour d’autres, souvent, par mimétisme social, et dont le comportement est à mille lieux de l’orthodoxie religieuse.
On se camoufle sous le foulard pieux mais en même temps on se farde le visage à outrance pour attirer les regards et on se cintre dans des jeans moulant et des corsets provocateurs sans aucune gêne.
On n’a aucune appréhension à accepter la mixité, qui est en principe totalement interdite par l’orthodoxie, partout au travail, dans les lycées, les administrations et même dans les hôpitaux où le personnel féminin volontairement voilé accède, dans le travail de tous les jours, à l’intimité des malades sans se poser des questions.
Le bigotisme est devenu un fléau national bien institutionnalisé, amenant les décibels des mosquées à réveiller systématiquement à l’aube les malades, les personnes agées et les enfants.
Les appels à la prière à la télévision coupant court aux émissions sont des couperets médiatiques anachroniques et certaines émissions religieuses sont quasiment surréalistes et abrutissantes discutant de futilités existentielles moyenâgeuses où la sexualité refoulée le dispute à la misogynie.
Coupe du monde de la bigoterie pour le coach Nabil Maaloul.
La Coupe du mode des bigots
La grave crise économique que traverse la Tunisie ne semble pas freiner outre mesure l’ardeur religieuse de nos pieux concitoyens. Le mois de ramadan, mois de la piété et de la méditation, est vécu par les Tunisiens comme le mois des fastes, des ripailles et des dépenses sans fin.
Au cours du mois saint, les jeux de hasard (ou «qimar»), interdits en islam, et les concours télévisés contre sonnantes et trébuchantes, envahissent les foyers.
Le mouton de l’Aid Al-Idha, quant à lui, n’échappe pas à la ferveur religieuse : acheté à crédit, bouffé jusqu’à la moelle et sacrifié sur l’autel de l’Office national de l’assainissement (Onas) sans laisser de miettes aux pauvres.
Les voyages du «hajj» (pèlerinage à la Mecque) et de la «ômra» (petit pèlerinage), qui coûtent entre 4000 et 6000 dinars tunisiens (DT) selon le standing, sont en surbooking toute l’année malgré la forte dévaluation du dinar et on ne se prive pas, tenez vous bien, de se les payer par tranches s’il vous plait et par des prêts bancaires avec une usure conséquente, bien évidement totalement interdite en islam.
Enfin, la médaille d’or de la bigoterie revient sans conteste à Nabil Maaloul, entraîneur de l’équipe nationale de football qui, pour mettre tous les atouts de son côté a ficelé un programme détaillé pour ses joueurs à la Coupe du monde en Russie qu’il a publiquement présenté (je n’invente rien) entre rupture du jeûne diététique, entraînements nocturnes après les «taraouih» (prière nocturnes) et «sehour» consistant (dernière collation avant le début du jeûne), afin de booster la ferveur religieuse de ses poulains qui, paraît-il, font le jeûne.
Les «koffars» (infidèles) n’ont qu’à bien se tenir, la Coupe du mode des bigots est largement à notre portée, inchallah !
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