Triste journée, très éprouvante. Debout à trois heures du matin pour le faire conduire à quatre heures du matin à l’aéroport par notre ami chinois Ham San dans l’espoir d’arriver à temps pour le voir. Je n’ai pas réussi à arriver temps et revoir mon frère, mon camarade et mon ami Abdelaziz Benaziza. Hélas ! Sur la route entre Tunis et Mraysa, près de Soliman, j’ai appelé son frère, notre ami et collègue Hmaied Benaziza, pour lui annoncer mon arrivée. Il m’a dit qu’Aziz venait juste de partir...
Cherif Ferjani
Nous nous connaissons depuis le 1er octobre 1963, lorsque nous nous sommes trouvés inscrits, avec d’autres amis, dont Amar Djelassi et Naceur Oueslati, en 1ère année B1 du lycée de Kairouan, partageant la même classe, la même étude, la même chambrée dans l’aile de la Mosquée du Barbier réservée auparavant à l’accueil des élèves zitouniens, avant de devenir provisoirement une annexe de l’internat du lycée pour ceux qui n’ont pas encore trouvé une place à l’internat du lycée. Nous y sommes restés quelques semaines avant de nous retrouver à la caserne, l’actuelle Kasbah transformée en un complexe touristique avec un hôtel de luxe, et plus proche du centre ville et du lycée.
A la fin du premier trimestre, au vu de nos brillants résultats, nous avons réussi à intégrer l’internat du lycée et y rester jusqu’au premier trimestre de la terminale, en 1968-1969.
A la découverte du maoïsme
Depuis 1963, que d’expériences partagées au lycée de Kairouan où nous formions, avec Ammar Djelassi, feu Ali Lajnef, lui et moi, «la bande des quatre» ou les «trois mousquetaires» qui était quatre : Aziz était le plus jeune de nous quatre, le plus sportif et le plus politisé, grâce à une tradition familiale doublée d’une curiosité politique qui l’a ouvert très, tôt, bien avant nous, à la découverte du maoïsme et de la propagande de la littérature chinoise qu’il nous amenait grâce à sa fréquentation, pendant les vacances scolaires, de l’ambassade de Chine à Tunis.
C’est grâce à lui, qui avait plus d’argent de poche que moi qui n’en avait pas du tout, que j’ai découvert le cinéma. Son sens de la solidarité était sans pareil. Il partageait son argent de poche avec ses amis qui, comme moi, n’en avaient pas.
Quand j’étais renvoyé du lycée de Kairouan en 1968, par solidarité avec moi, il s’est auto-exclu pour rentrer à Brij Takelsa où on l’a inhumé, afin d’y préparer les bacs français et tunisien en candidat libre. Cette première séparation a renforcé les liens entre les membres de la «bande des quatre».
Dès l’obtention du bac, Aziz est parti s’inscrire en sciences économiques à l’université de Lyon. C’est grâce à lui que je suis arrivé en octobre 1970 dans cette ville devenue la mienne jusqu’à aujourd’hui après l’avoir quitté pendant près de 10 ans. Il ne savait pas que j’allais l’y rejoindre.
Quand j’ai frappé à la porte de sa chambre à 6 heures du matin après avoir trouvé son adresse par un heureux et mystérieux hasard, il a dit, avant d’ouvrir là porte, à son colocataire, notre ami Salah Dalhoumi, et aux autres personnes qu’ils hébergeaient clandestinement : «Ça c’est Chérif !» Il ouvre la porte et leur dit : «Vous voyez que c’est lui !» Il m’a hébergé le temps que je trouve une chambre après une inscription en philosophie, alors que je devais partir à Moscou suivre des études de médecine.
Il m’a aidé à trouver un travail là où il travaillait lui même : au restaurant universitaire autogéré de l’AGEL (Association générale des étudiants lyonnais) et à l’amicale algérienne qui nous payait pour donner des cours d’arabe aux enfants algériens et aux employés du consulat d’Algérie à Lyon.
Il m’a également aidé à intégrer le Comité populaire de la Croix Rousse où il avait des amis, et m’a invité aux réunions d’Echarara – un groupe marxiste léniniste dissident de la section montpelliéraine du Geast(Perspectives de Tunisiennes) – dont il est devenu le pilier et auquel il est resté fidèle jusqu’à son départ en Algérie comme enseignant, avec son ami chinois Tchap Ham San. Celui-ci avait candidaté à un emploi à l’université d’Annaba après l’obtention du doctorat en sciences économiques. Aziz l’a accompagné à la demande de Hong My, compagne de Ham San, pour l’aider à s’installer.
![](https://kapitalis.com/tunisie/wp-content/uploads/2025/02/Abdelaziz-Benaziza-Cherif-Ferjani-1024x768.jpg)
L’université algérienne manquant d’enseignants, et ayant appris, par Ham San, que son ami Aziz avait lui aussi un doctorat de sciences économiques, l’a recruté sans qu’il ait eu à faire les démarches effectuées par Ham San un an auparavant.
C’est là qu’il connut Adra, la mère de ses enfants Imed et Nora et la compagne de sa vie que la mort vient de l’en séparer.
Avant son expérience algérienne, nos chemins se sont séparés après une aventure qui nous a conduits à entreprendre un voyage en auto-stop pour rejoindre la guérilla à Dhofar, à Oman. Bien que maoïstes, nous partagions la même sympathie pour l’expérience cubaine dirigée par Fidel Castro et surtout pour Che Guevara. Cette sympathie était inspirée, entre autres, par notre amitié avec un étudiant bolivien, Carlos Munoz, membre d’un réseau de jeunes latino-américains guévaristes étudiant en France. Je raconte cette aventure qui, heureusement pour nous, a tourné court, dans mon livre ‘‘Prison et liberté’’.
De retour à Lyon après cette aventure, je me suis rapproché de Hmaied Ben Ayada venu à Lyon créer une section de Perspectives Tunisiennes, tout comme son petit frère Hmaied Benaziza, arrivé en 1973-1974. Lui, il a réintégré Echarara. Les divergences à l’origine de cette distanciation n’ont affecté en rien notre amitié. C’est, entre autres, grâce à son soutien que je suis rentré clandestinement en Tunisie en 1974.
La veille de mon départ, il m’a donné le peu d’argent tunisien qui lui restait de ses dernières vacances en Tunisie et l’adresse de son frère Ali à Kairouan, pour le cas où j’aurais besoin de son aide.
Des liens plus forts que les divergences politiques
Avant mon attestation en 1975, il m’a trouvé une cachette au port de Mraysa; je n’ai pas pu en profiter car je fus arrêté la veille du jour où je devais m’y installer, le 20 mars 1975.
Pendant les années où j’étais en prison, il était enseignant à l’université d’Annaba et continuait à apporter son soutien à ma famille et à ma compagne Claudette, tout comme le faisaient Ali Lajnef et Ammar Djelassi qui étaient proches, ou membres, du Parti communiste.
Les liens entre les membres de la «bande des quatre» étaient plus forts que les divergences politiques et idéologiques.
Dès ma sortie de prison en 1980, et après son entrée d’Algérie, la bande des trois mousquetaires s’est reconstituée sur les mêmes bases transcendant les clivages politiques. Ammar Djelassi qui m’a écrit aujourd’hui pour me dire sa tristesse de voir Aziz partir quelques années après le départ d’Ali Lajnef, dont le mystère n’a toujours pas été élucidé. Je lui répondis que seule la mort a eu raison des relations entre les trois mousquetaires dont nous sommes, lui et moi, les seuls rescapés… Jusqu’à quand ? Qui de nous deux va fausser compagnie à l’autre?
Quoi qu’il en soit, le souvenir d’Aziz, comme celui d’Ali, continuera à nous souder, avec d’autres amis de cette époque – Hmaied Benaziza, Habib Tabessi, Naceur Oueslati, Béchir Hamrouni, Abdessattar Zairi, Salah Dalhoumi, Ahmed Karaoud… et celles et ceux qui en ont partagé un bout de notre parcours.
Comme dirait l’autre, le souvenir des vivants est plus fort que la mort; mais cela dépend de ce qu’en font les vivants et de leur capacité à le transmettre comme Aziz a su le faire… Les morts ont fait leur devoir; aux survivants de faire le leur.
Nous avons en Adra, Imed et Nora, comme en Chérifa Lajnef et ses enfants, Chérif et Dorra, des héritiers sur lesquels nous porterons l’affection que nous avions pour Aziz et Ali. La vie continue.
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