Abstraction faite des intérêts corporatistes des syndicats défendant des travailleurs improductifs et flemmards, le dossier des privatisations des entreprises publiques a une portée nationale et interpelle l’opinion publique dans son ensemble.
Par Khémaies Krimi
Selon des fuites, la loi des finances 2019 comporterait la privatisation de cinq entreprises publiques à fort potentiel de rendement, voire de véritables joyaux de famille, en l’occurrence, la Banque de l’Habitat (BH), la Régie nationale du tabac et des allumettes (RNTA), la Compagnie tunisienne navigation (CTN), et la Société nationale de distribution des pétroles (Agil) et la Société Ellouhoum.
Renflouer les caisses de l’Etat qui se vident
En fait, il ne s’agit pas de véritables fuites car ces informations circulaient déjà de plus belle lurette. Pour preuve, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale, Noureddine Taboubi, en avait parlé, il y a cinq mois, à l’occasion de la Fête du Travail, le 1er mai 2018.
Mais quels ont les enjeux de ces privatisations annoncées et, eu égard à la situation actuelle des finances publiques, avec un fort endettement extérieur et un creusement du déficit public ?
La décision de dépoussiérer ce dossier à la veille de la soumission à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), au plus tard le 15 octobre prochain, du projet de loi de finances 2019, aurait pour double objectif de tâter le pouls des dirigeants syndicaux et d’anticiper leurs éventuelles réactions à cette mesure impopulaire et très controversée.
Pour le gouvernement de Youssef Chahed, ces privatisations seraient d’une extrême urgence pour renflouer, un tant soit peu, les caisses de l’Etat, qui sont en train de se vider. Le prétexte est classique et imparable : ces entreprises opèrent dans des secteurs concurrentiels et il n’t a aucune raison pour les maintenir dans le giron de l’Etat.
Empressons-nous, cependant, de signaler ici que si jamais ce scénario se précisait et que les recettes étaient finalement consacrées au paiement des salaires es employés, ces opérations constituerait une perte sèche pour les Tunisiens et la Tunisie.
C’est une ligne rouge pour les syndicats
Pour la centrale syndicale, la privatisation des entreprises publiques est une ligne rouge. Et si jamais le gouvernement prenait le risque de le faire, elle menace de déclencher une grève générale dans les entreprises et la fonction publiques. La récente grève à la CTN, au moment délicat de la rentrée des expatriés dans leurs pays d’accueil, n’en serait, diton, qu’un avant-goût ou un signe avant-coureur.
Néanmoins, dit-on aussi, la centrale syndicale reste ouverte au dialogue. Son secrétaire général a constamment plaidé pour un débat sérieux sur la restructuration des entreprises publiques, l’amélioration de leurs équilibres financiers, la promotion de la qualité de leurs prestations et la rationalisation de leur gouvernance.
Remarquez que l’UGTT ne parle jamais de hausse de la productivité ou de réduction des effectifs pléthoriques et souvent improductifs, qui constituent les véritables talons d’Achille des entreprises publiques, l’empêchant d’être compétitives et de prospérer.
Beaucoup d’analystes qui se sont intéressés à ce dossier dont Sophien Bennaceur, expert en gestion de crise, tiennent des discours proches de celui de l’UGTT. Ils estiment que la privatisation ne peut être décidée qu’après avoir essayé, sur une période acceptable, d’introduire dans ces entreprises les règles de bonne gestion en vigueur dans le secteur privé (best practices).
D’ailleurs, syndicats et experts, se référant à des exemples de privatisations antérieures qualifiées de catastrophiques, doutent fort de la capacité des acquéreurs privés à valoriser les entreprises et les établissements publics à céder. Ils citent le cas de la suppression pure et simple de l’Office national de pêche, qui a généré une pénurie structurelle du poisson dans nos marchés, alors que le pays dispose de 1300kms de côtes. Les pêcheurs privés, qui bénéficient de juteuses subventions du carburant, vendent, aujourd’hui, au vu et au su de tout le monde, le poisson qu’ils pêchent au large en euro aux Italiens, Maltais, Japonais et autres. Ils citent aussi l’exemple de la privatisation de la grande distribution, qui n’a créé que des emplois précaires (licenciement presque automatique après les contrats à durée déterminée). Ils évoquent également la flambée des prix qui intervient généralement après les privatisations. Ce fut le cas avec la privatisation dans les années 1990-2000 de quatre cimenteries publiques. Et la liste est plus longue…
Le FMI ne recommande pas la cession des entreprises publiques bien gérées
Généralement, pour convaincre les Tunisiens qu’ils ne peuvent rien, les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays, depuis les années 80, laissent entendre que ces privatisations sont dictées par le Fonds monétaire internationale (FMI).
Pourtant, en lisant la littérature du Fonds et en analysant les déclarations de ses responsables et leurs fameuses recommandations, on ne trouve nulle part une telle conditionnalité. Le FMI, qui a certes toujours défendu la promotion du secteur privé, n’a jamais été expressément favorable à la privatisation des entreprises publiques bien gérées. C’est une affaire tuniso-tunisienne.
D’ailleurs, à défaut de vision claire, les différents gouvernements tunisiens ont eu constamment cette malheureuse tendance à appauvrir, systématiquement, les entreprises publiques en les délestant de leurs activités rentables pour les céder ensuite aux privés.
Le constat est triste, très triste même. Ces gouvernements ont, constamment, eu ce penchant à privatiser les profits dans les secteurs rentables et à socialiser les pertes dans les secteurs non rentables. Ces pertes ont été, en plus, toujours, à la charge de l’Etat et des entreprises publiques. En d’autres termes, les gouvernements ont toujours empêché les entreprises publiques de gagner de l’argent et favorisé l’enrichissement des privés, par tous les moyens. Ce reproche est souvent exprimé par les dirigeants syndicaux et de gauche. Et il n’est pas infondé.
À titre indicatif, au temps de Ben Ali, les banques publiques étaient sommées de n’ouvrir des agences que dans les quartiers et les régions pauvres alors que leurs concurrentes privées faisaient le plein dans les quartiers huppés. C’est tout récemment, plus exactement après leur recapitalisation en 2015, que des banques comme la STB, la BH et la BNA ont commencé à ouvrir des agences là où l’argent existe, c’est-à-dire dans les quartiers chics comme Ennasr et les Berges du Lac de Tunis.
C’est dans cet esprit également que la Banque de l’Habitat a été délestée, toujours sous Ben Ali, de son offre rentable, le crédit au logement, au profit de la banque du gendre de l’ancien président, la banque Zitouna.
De nos jours, le scénario semble se répéter. C’est le cas surtout de la SNDP-Agil. Cette société est rentable malgré ses créances élevées auprès d’entreprises publiques et privées, particulièrement les sociétés de transport dont Syphax Airlines qui lui doit, à elle seule, plus de 25 millions de dinars tunisiens (MDT).
En dépit de sa mission régulatrice et de son rôle stratégique, en ce sens où la SNDP-Agil approvisionne en carburant, entre autres, l’armée, certains ministres conseillers auprès du chef du gouvernement Youssef Chahed, notamment, de Taoufik Rajhi (réformes), Fayçal Derbal (fiscalité) et Ridha Saïdi (grands projets), ne ratent aucune occasion pour citer la SNDP comme l’exemple type de l’entreprise publique à privatiser.
Leur plaidoyer pour la cession de cette entreprise publique se déploie au même moment où le Pdg de la SNDP-Agil, Nabil Smida, en véritable patriote, ne cesse de crier que la société engrange de fortes capacités (savoir-faire et actifs) pour devenir un jour un champion à l’international à l’instar des groupes français Total et italien ENI, lesquels, avant d’être, aujourd’hui, des multinationales florissantes, étaient longtemps de simples entreprises publiques. Le message ne semble pas être passé.
Penser surtout aux contribuables
Cela pour dire que les privatisations qui sont menées au bénéfice du contribuable sont toujours les bienvenues, encore faut-il éviter qu’elles puissent être utilisées pour paver le terrain pour de futurs lobbys prédateurs.
Cela dit, et par souci d’efficience économique, les autorités seraient bien inspirées de commencer par des privatisations plus faciles à mener, dont la cession des parts improductives et peu rentables de l’Etat dans une dizaine de banque privées ou mixtes ou encore la cession au plus vite des biens confisqués depuis 2011, lesquels perdent de leur valeur au fil des jours.
C’est pourquoi, abstraction faite des intérêts corporatistes des syndicats qui défendraient des travailleurs flemmards, cette affaire de privatisation des entreprises publiques est une question d’intérêt national et qui interpelle l’opinion publique dans son ensemble. Aussi ne pouvons-nous pas faire l’économie d’un débat national sur ce dossier.
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