Publié en 1993 en France et réédité en 2018 en Tunisie (éd. Elyzad, 144 p.), le roman de Leïla Sebbar, ‘‘Le silence des rives’’, se lit différemment aujourd’hui, comme une parabole sur le féminin, l’exil, et la mémoire. Un roman éternel et universel.
Par Tawfiq Belfadel *
‘‘Le silence des rives’’ a été publié en 1993 par Stock, couronné par le Prix Kateb Yacine. À cette époque, l’Algérie était noyée dans le terrorisme. Les uns restaient, les autres préféraient s’exiler ailleurs, notamment sur la rive d’en face, la France.
Ce roman ne donne pas de l’importance à l’intrigue. Il ne présente pas une fiction que le lecteur peut reconstruire en suivant les événements. L’intrigue présente des éléments disparates.
Ainsi, il y a deux rives : l’une face à l’autre. Dans la rive d’ici, celle du sud, il y a des femmes dans une grande maison. «Elle est si vieille la maison, les hommes partent loin travailler, et ils oublient que leurs femmes vivent là, sans protection, les murs se lézardent et les colonnes, la terrasse n’est plus sûre, la fontaine ne coule plus (…)» (p. 23).
Sur cette rive, la vie échappe aux femmes qui passent leur temps à ressasser des contes, à attendre les hommes installés sur l’autre rive, et à surveiller les trois sœurs qui sentent la mort et lavent les cadavres.
Les hommes ne sont plus là, les femmes de la veille maison
Sur l’autre rive, celle du nord, il y a des hommes qui vivent dans la solitude et la nostalgie sans leurs femmes laissées sur la rive du sud où ils ne reviennent jamais, ou rarement. «Et elles, les femmes de la veille maison qui se délabre jour après jour, qui les protège ? Dieu seul. Les hommes ne sont plus là. Les uns reviennent, les autres pas, et ceux qui reviennent restent à peine quelques semaines (…)» (p. 48).
Sur cette rive nord, il y a surtout un homme, sans nom comme les autres personnages du roman.
Relégué entre exil et mémoire, il pense à la rive du sud, mais surtout à sa mère. Il agonise loin d’elle, et elle aussi attend sa mort loin de lui. «Qui me dira les mots de ma mère? Dans la chambre blanche où je suis seul, qui viendra murmurer la prière des morts? Et qui parlera la langue de ma terre à mon oreille, dans le silence de l’autre rive?» (p. 51), dit le fils à l’agonie.
Alors comment dire le silence qui sépare les deux rives ?
Voilà donc l’intrigue : des parallèles entre deux rives. Les lieux et les personnages ne sont pas nommés. Les repères temporels ne sont pas aussi précisés.
Dans les années 1990, la littérature algérienne était véhiculée par l’écriture d’urgence qui était centrée primordialement sur les événements de la décennie noire. Leïla Sebbar dépasse cette norme qui a transformé la littérature algérienne en chroniques de guerre. Elle peint des thèmes qui sont récurrents dans ses œuvres : la femme, l’exil, la langue, la mémoire… Le roman est notamment un grand hommage à la femme, cet être qui sait raconter pour meubler le temps, patienter dans une maison délabrée, et attendre l’homme ou le fils installé ailleurs. Le roman commence par cette phrase qui revient plusieurs fois tout au long du roman : «Qui me dira les mots de ma mère?»
L’exil, la maison délabrée et la terre natale
Ne prêtant pas d’importance à l’intrigue, aux descriptions et aux portraits des personnages, le roman se démarque par son écriture qui rappelle le fameux roman ‘‘Nedjma’’ de Kateb Yacine. Il s’agit d’une écriture elliptique qui pousse le lecteur à se poser des questions, à réécrire le roman à sa manière. Une écriture qui déconstruit les normes grammaticales et les règles de la narration. Une écriture qui dit le réel à travers des symboles et divers jeux sémantiques. Effectivement tout est symbolique dans ce roman: les deux rives représentent l’exil, la maison délabrée est la mémoire, la mère symbolise la terre natale…
En somme, ‘‘Le silence des rives’’ fait partie de ces romans qui sont éternels et universels grâce à l’écriture qui défie la géographie et le temps. Publié pour la première fois en 1993, ce roman se lit différemment en 2018. Les mots revêtent d’autres sens, et le lecteur voit dans le roman d’autres interprétations.
Enfin, ‘‘Le silence des rives’’ est une parabole sur le féminin, l’exil, et la mémoire. Un roman éternel et universel.
* Jeune écrivain et chroniqueur algérien. Son dernier livre : ‘‘Sisyphe en Algérie’’ (Alger, 2017).
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