La diplomatie tunisienne, si elle était vraiment souveraine et adhérant aux principes de respect de la loi et des droits de l’homme, aurait mieux fait de signifier à Mohamed Ben Salman que sa visite en Tunisie serait inopportune, en invoquant des raisons d’agenda. Le président Caïd Essebsi a fait exactement le contraire.
Par Yassine Essid
Si l’on se réfère au protocole diplomatique en usage, celui qui régit la visite d’un chef d’Etat étranger à une autre nation et l’accueil qui lui sera réservé, on trouve cinq types de visites, chacune ayant sa propre solennité, son faste spécifique et son cérémonial particulier.
Il y a d’abord la visite d’Etat, c’est le degré le plus élevé dans les contacts internationaux, réservée seulement à un chef d’Etat, considérée comme un honneur particulier accordé au visiteur accompagné de son épouse ou époux. Elle sert à confirmer les relations entre les deux pays. De l’aéroport à la résidence, le chemin emprunté par le cortège est généralement pavoisé aux couleurs nationales du pays honoré. L’accueil est suivi d’un entretien privé et un dîner somptueux est organisé en l’honneur de l’hôte. Une visite d’État, qui comporte apparat et cérémonie, est une façon de représenter et de raffermir les liens d’amitié tissés entre le pays de l’hôte et celui de l’invité d’honneur.
Vient ensuite la visite officielle, lorsque les dirigeants sont des chefs de gouvernement et non pas des chefs d’État. Outre les réunions nombreuses, les visites comportent parfois un dîner officiel qui n’est pas aussi somptueux qu’un dîner d’État.
Il arrive cependant qu’on bouscule certaines normes de politesse qui confinent parfois au camouflet blessant. Ainsi, par exemple, et bien qu’en visite officielle de deux jours en Tunisie en décembre 2017, ultime étape d’un périple africain, le Sultan Erdogan n’a pas bénéficié des égards pour la convenance dans pareils cas. Béji Caïd Essebsi s’étant contenté d’envoyer son ministre des Affaires étrangères dépêcher la besogne pour aller l’accueillir à sa place.
Il y a aussi la visite de travail et d’amitié, qui est généralement l’occasion d’entretiens portant sur le partenariat entre les deux pays dans des domaines précis. Elles sont la plupart du temps suivies de la signature de protocoles d’accords de coopération bilatérale.
Il y a la visite privée qui peut éventuellement donner lieu à un bref contact tout à fait informel.
Il y a enfin l’escale. On se rappelle celle de Youssef Chahed qui, rentrant d’un long voyage, a fait une courte halte à l’aéroport d’Ankara. Ses services avaient peut-être pensé qu’il y aurait là une occasion utile de rencontrer son homologue turc afin de donner une nouvelle impulsion aux relations bilatérales entre la Tunisie et la Turquie. Or les Turcs s’étaient contentés de lui envoyer leur ministre des Finances pour un entretien de 40 minutes.
La réputation sulfureuse du féroce visiteur
Pour les personnalités en charge des affaires étrangères, toujours aussi sommaires et sans envergure, il n’y a pas de règles qui tiennent ni de formes à observer en matière de visites de personnalités étrangères. L’escale de Mohamed Ben Salman, alias MBS, en route pour l’Argentine, déclaré indésirable par la presse et la société civile aussi bien en Tunisie qu’en Algérie, avait bénéficié pourtant d’un traitement sans commune mesure ni avec le rang ni avec la réputation sulfureuse du visiteur.
À sa descente d’avion, on avait déroulé sous ses pieds le tapis rouge, aligné la garde d’honneur et imposé l’obligation, presqu’inhumaine, à un chef d’Etat âgé et affaibli, d’aller accueillir en pleine nuit un authentique bédouin, fils du désert, dont le brigandage se mêle à la rapine et à la férocité des bêtes de proie. Que n’aurait fait Béji Caïd Essebsi s’il s’agissait du roi d’Arabie en personne?
La capacité de nuire de MBS est-elle si forte, et son influence si prépondérante pour qu’il fasse l’objet d’une attention aussi disproportionnée? Certes, la Tunisie est membre depuis la fin 2015 de l’Alliance militaire islamique pour combattre le terrorisme (AMICT). Par terrorisme il faut surtout entendre la rébellion des Houthis au Yémen. Concrètement, cette guerre, qui ne nous regarde pas autrement que sur un plan humanitaire, s’est traduite par d’infinis raids aériens au cours desquelles des écoles, des hôpitaux mais aussi des lieux de rassemblement tels que les mariages et les funérailles ont été bombardés. Bilan : des dizaines de milliers de victimes civiles et des millions de déplacés.
Rappelons, dans le même registre, la participation de l’armée de l’air de la République tunisienne à des manœuvres conjointes avec les Forces aériennes du Royaume d’Arabie saoudite «dans le but, paraît-il, de renforcer la coopération militaire entre les deux pays», au grand dam des Algériens qui nous servent d’unique et inexpugnable bouclier contre les attaques des jihadistes longtemps financés, formés, armés et éparpillés dans le monde entier par les Saoudiens. Difficile de trouver une initiative aussi saugrenue, outrancière autant que contre-productive.
MBS a débarqué en Tunisie comme dans un pays conquis
Ce que les partisans de la démocratie en Tunisie, aujourd’hui au pouvoir, ignorent certainement, est que les dispositions d’un régime démocratique ne sont pas uniquement à usage interne. Certes, la démocratie permet la participation de la population à la prise de décisions publiques à travers une série d’institutions et de règlements qui organisent l’État et l’exercice du pouvoir selon des critères de liberté et de respect de la loi. Mais ces critères s’exercent aussi vis-à-vis des Etats étrangers, leurs représentants et leur conduite politique. Un prince héritier sur lequel pèsent encore de graves présomptions de culpabilité dans la liquidation de manière barbare d’opposants au régime ne sera jamais la bienvenue.
Une diplomatie souveraine, qui adhère aux principes de respect de la loi et des droits de l’homme, aurait mieux fait de lui signifier en langage clairement diplomatique, que sa visite serait inopportune, invoquer des raisons d’agenda en lui laissant la liberté d’en interpréter les signes et le sens sans que cela ne se transforme en casus belli. Or, non seulement MBS a débarqué en Tunisie comme dans un pays conquis, mais on l’a vu, expression d’une misère indécente, entouré par les trois présidents, leur mine réjouie, plutôt flattés, l’entourant de toute leur sollicitude.
Sous les régimes précédents, les affaires étrangères étaient soumises au système de domination personnelle et dénuées de toute sophistication. C’est le président qui définit les orientations diplomatiques fondées sur la bonne entente avec tous ses voisins et l’élimination de toute difficulté autour de soi. Certes, on peut relever, ici ou là, de rares flambées d’excitation, mais la ligne restait généralement la même: assurer d’une manière ou d’une autre la paix intérieure et extérieure.
Dans les démocraties, en revanche, la politique étrangère ne se décide pas par les courtisans ni dans les officines du ministère. Jusqu’aux années 1990, elle était le résultat d’une interaction permanente entre l’état du monde, l’action des gouvernements, l’opinion publique et les groupements d’intérêts, qui expriment propositions et alternatives.
Depuis le début du 21e siècle, la politique étrangère est devenue à la fois sociale, numérique et mondialiste. De nouveaux acteurs : entreprises, fondations, groupes de réflexions, ONGs, société civile, activistes politiques et réseaux sociaux se mobilisent pour des questions qui, hier encore, relevaient de la souveraineté et de la politique intérieure des Etats et qui sont devenues aujourd’hui la préoccupation instantanée du monde entier.
Aussi, à côté d’une politique étrangère traditionnelle, jusque-là du ressort des Etats et des chefs d’Etats, a succédé une politique gérée par les citoyens eux-mêmes, donnant lieu parfois à des déchaînements de passions. À une politique de gouvernement à gouvernement, s’est substituée une politique de gouvernement à société et de société à société. Le concept de politique extérieure se trouve ainsi élargi à une politique qu’un individu ou des groupes d’individus inventent chaque jour, à chaque instant.
Aujourd’hui les relations internationales ne peuvent plus se soustraire à la puissance des réseaux sociaux mettant ainsi fin à une diplomatie qui s’articulait traditionnellement autour des notions de discrétion, de prudence et de mesure.
Dans un contexte qui valorise la transparence totale, l’immédiateté, la spontanéité, les autorités ont abandonné le monopole de la parole à ceux qui pensent différemment et dans l’affaire de l’assassinat de Khashoggi, les soupçons qui pèsent sur le prince héritier Mohamed Ben Salman, qui a imposé sa volonté de débarquer en Tunisie, ne peuvent plus faire l’objet d’un consensus élargi.
Un bédouin sans foi ni loi et ne connaissant que le droit du plus fort
Retournons maintenant à notre visiteur du soir, arrivé le lendemain de l’atterrissage d’une sonde américaine sur la planète mars, située à 76 millions de kilomètres de la terre. Sa personnalité tronquée de réformateur, exploitée par une habile manipulation des médias internationaux, s’insère dans l’incapacité des monarchies pétrolières à garder le rythme avec les pays avancés malgré leurs ressources illimitées. Même s’ils ont échangé leurs tentes mobiles avec d’immenses palaces, ils n’ont pas réussi à se débarrasser de leurs mœurs bédouines qui n’ont rien de romantique. Encore figés dans une réalité anhistorique, leur recours rapide à la violence, leur machisme exacerbé, leur arrogance et leur mépris envers des peuples moins nantis, l’usage de modes traditionnels d’exécution, tels l’égorgement et le démembrement, correspondent encore à ce qu’on dénonçait comme des clichés dépréciatifs qui auraient contribué jadis à légitimer l’impérialisme de l’Occident (Anouar Abd el-Malek, Edward Saïd).
Si les anciens peuples sémitiques sont considérés, à juste titre comme les fondateurs de grandes civilisations, l’Arabe du désert, fût-il un prince issu du plus riche pays du monde, qui a troqué sa monture contre des berlines de luxe, d’immenses yachts et des avions privés, et substitué un régime monarchique à ses traditions patriarcales, il demeure, aux yeux de beaucoup, un homme sans foi ni loi, vivant de brigandage et ne connaissant qu’un droit : celui du plus fort. Un loup de la steppe que la loi de l’islam n’a pas réussi à apprivoiser complètement. Prince ou gueux, noble seigneur généreux ou pauvre hère vivant de vol et de rapine, il est pour tout le monde un sauvage capable de commettre les pires méfaits dès que l’occasion se présente à lui. Mais ce comportement, non exempt de rudesse, tributaire avant tout de la parenté agnatique, aurait dû se civiliser et les seigneurs du désert d’adopter les mœurs policées et la conduite irréprochable qu’impose l’adhésion au progrès de l’humanité et les dispositions qui s’imposent à tout Etat moderne où les obligations, les rapports sociaux et les normes de conduite sont sanctionnées par la loi.
Le meurtre brutal de Jamal Khashoggi est le dernier, mais non l’ultime, action violente engagée par MBS contre ses rivaux, depuis 2015, date de la mort du roi Abdallah. Une sanglante lutte de clans pour la succession s’était alors déclenchée, et les menaces, les écoutes tous azimuts au moyen d’appareils ultra sensibles, n’ont pas cessé de nourrir depuis la paranoïa sans limite d’un prince qui n’est pas à son premier forfait.
On retrouve là une résurgence des mœurs bédouines dès qu’il s’agit de pouvoir, autrement dit, pour un pays rentier où le flux de richesses n’a jamais généré des transformations économiques, celles qui consistent à éliminer physiquement tout prétendant au trône jugé par un clan dominant comme usurpateur. Les intrigues de cours d’un autre temps avaient ainsi déployé leurs ramifications à plusieurs pays du monde et Mohamed Ben Salman, désormais le préféré du nouveau souverain, qui voit des ennemis partout, avait fomenté de rocambolesques machinations pour neutraliser ses rivaux, kidnapper et torturer ses ennemis, assassiner ses détracteurs.
À partir de 2017, des barbouses à la solde de MBS avaient commencé par organiser une série d’enlèvements de dissidents se trouvant à l’étranger retenus contre leur volonté, torturés et soumis à la question. Il leur faisait signer ensuite, et sous serment, un acte par lequel ils s’engageaient à ne jamais divulguer les supplices subis.
On se rappelle tous l’arrestation rondement menée en novembre 2017 de plus de 200 princes et hommes d’affaires saoudiens, gardés en résidence surveillée dans un palace à Riyad et rançonnés de 100 milliards de dollars comme prix de leur libération. À leur tête le prince Turki Ben Abdallah qui avaient prévenu ses contacts, Américains et Chinois, du caractère instable, incohérent et des décisions pour le moins erratiques de MBS. Le prince Turki est resté en captivité et son officier d’ordonnance, Ali Al-Qahtani, avait également été interrogé, torturé mais n’a pas survécu à sa détention.
Une autre affaire, tout aussi scabreuse, est à mettre à l’actif de MBS. Pour faire très court, car il s’agit d’une histoire riche en péripéties et qui fait froid dans le dos. Tarek Obaid, un ancien banquier et homme d’affaires au service du prince Turki Ben Abdallah, a failli connaître, au mois d’août 2016, le même sort que Khashoggi, n’eût été l’intervention des Chinois qui l’avaient prévenu que les autorités saoudiennes l’avaient dénoncé comme terroriste et demandaient son extradition. Comme pour Khashoggi, ils avaient envoyé un avion pour le ramener à Riyad. Il doit sa vie aux agents du ministère chinois de la Sécurité de l’Etat qui, après examen de son téléphone et son iPad, avaient conclu qu’il s’agissait d’un complot contre sa personne suite aux fausses informations transmises par les Saoudiens aux Chinois. Porteur d’un passeport suisse, il restera un temps sous protection chinoise avant de s’envoler vers Genève en janvier 2017.
Saud Al-Qahtani, un juriste et ancien membre de l’armée de l’air, qui était féru des systèmes de renseignement électronique, soupçonné d’abord d’être un homme de Khaled Al-Tuwaijri qui aurait porté grands préjudices aux fils du roi Abdallah, a été interrogé, battu dès la nomination de MBS comme prince héritier, mais s’était vite racheté en se montrant loyal et actif. Nommé directeur du Center for Studies and Media Affairs, il renseignait avec l’aide d’une organisation de hackers son patron, le prince Ben Salman, sur les agissements de tout rival potentiel. Les enquêteurs, Saoudiens, Turcs et Américains, avaient tous conclu dès le départ que Qahtani avait largement contribué à l’organisation du meurtre et de la disparition du corps de Khashoggi.
Et dire qu’il y des gens qui croient encore à la parole des autocrates réformateurs ! Dans ce registre, l’habile supercherie de MBS quant à une soi-disant «Vision 2030» du royaume et son projet de réconcilier islam et modernité, risque de mal finir pour lui ou pour son peuple.
On sait en effet que les autocrates rechignent à mettre en place des institutions politiques indépendantes, de favoriser l’Etat de droit et d’autoriser la constitution d’une société civile dynamique, précisément parce que cela menacerait leur emprise sur le pays et la société.
MBS, une fois installé sur le trône, cherchera d’abord à satisfaire l’establishment religieux, et détruira ensuite les institutions et les forces de l’opposition susceptibles de remettre en cause la monarchie elle-même.
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