De toute évidence, l’économie tunisienne est bien entrée dans une zone dangereuse. La nouvelle séquence électorale qui s’ouvre débouchera-t-elle sur une réelle prise de conscience de la nécessité d’une réorientation des mécanismes et structures économiques d’ensemble ?
Par Hedi Sraieb *
Il ne se passe plus une semaine sans qu’une mauvaise nouvelle ne vienne ébranler les restes de confiance qu’avaient encore nos concitoyens à l’égard du pouvoir et du fonctionnement des institutions. À la sidération du maintien du pays sur la «liste noire» des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme a succédé l’exaspération devant le relèvement brutal du taux directeur de la Banque centrale. Du coup, toute la médiasphère, caisse de résonance s’en fait l’écho. Aucun des ténors, expert sans expertise véritable, ni aucun des professionnels sans réel professionnalisme, ne manque à l’appel.
Décideurs dépassés, commentateurs réductionnistes
Familiers des plateaux TV comme de la presse écrite, chacun y va de son commentaire acerbe et abrupt, mais le plus souvent à l’emporte-pièce, sans profondeur d’analyse, se contentant de raccourcis sentencieux et grandiloquents, histoire d’impressionner les auditoires et lecteurs et de se rendre, par ricochet, important et louangé. C’est la faute de telle institution laxiste où l’incompétence de tel ministre, sans que jamais, on ne comprenne les mécanismes, les tenants et les aboutissants permettant d’éclairer les causes profondes qui ont conduit à ces décisions jugées iniques et inappropriées. Ces commentateurs s’en remettent aux apparences cherchant à identifier des responsabilités coupables et en fustiger leur impéritie, leur dilettante, leur incapacité.
Ce faisant, ils passent sous silence et font fi d’ignorer les conditions mêmes dans lesquelles ces «graves fautes» ont été commises. En somme et pour s’attirer éloges et reconnaissance, ces éditorialistes autoproclamés, champions du réductionnisme («y-a-qu’à… faut-qu’on»…) méconnaissent les effets d’entrainement de choix antérieurs, les engrenages non désirés, la propagation de phénomènes non envisagés, dans lesquels est inexorablement enserrée et limitée, l’action des pouvoirs publics. Tout se passe comme si ces pouvoirs disposaient d’une réelle liberté de choix et de marges de manœuvre substantielles et suffisantes. Rien n’est plus faux !
Enracinement croissant dans la globalisation
Si le régime politique du pays a subi de profondes transformations, débouchant sur une 2e République, il en va tout autrement du régime économique et social qui reste profondément ancré aux choix opérés durant les trois décennies pré-révolutionnaires. Libéralisation accélérée de l’économie, promotion renforcée du rôle de l’initiative privée, et tout un arsenal de mesures d’accompagnement : convertibilité courante du dinar (1993) dans le droit fil de l’adhésion à l’OMC et accord d’association à la zone de libre-échange avec l’Union européenne (1995-2005). Un enracinement croissant dans le processus de globalisation (appelée à tort mondialisation) jamais démenti depuis. Bien au contraire, tout l’appareillage institutionnel est ainsi progressivement amené à se conformer aux exigences, mais aussi aux contraintes, de cette orientation stratégique. Nul besoin de refaire l’histoire !!!
Les coalitions qui accèdent au pouvoir (8 gouvernements successifs) confirmeront ce choix majeur en dépit des dégâts et infamies que ce régime économique – dans ces agencements structurants – aura occasionné : fractures sociales et régionales, chômage massif endémique, précarité exacerbée, santé et éducation à deux vitesses, propagation de la prévarication et des trafics d’influence (contrebande, fraude fiscale, évasion de capitaux)… la liste est bien trop longue.
Dans l’imaginaire des élites dominantes, le modèle économique (celui du bon élève tant vanté par les institutions internationales) reste incontournable pour autant qu’il soit débarrassé de cette prédation et corruption. De la présentation de Deauville au sommet du G8 en 2011, au plan 2016-2020, à la Conférence internationale sur l’investissement Tunisie 2020, le paradigme reste identique, sans la moindre retouche.
Vers un changement profond de trajectoire
Bien entendu, les mouvements contestataires et revendicatifs vont perturber considérablement la marche en avant du dit «miracle économique», tout au long de ces dernières années. L’autorité centrale est malmenée, elle finit par déboucher sur une crise de confiance généralisée (effondrement de l’investissement) et le délitement du lien social (blocage de l’administration centrale, surenchères corporatistes).
À telle enseigne – qu’unanimement perçu par les gouvernants –, l’appel au soutien du FMI devient incontournable. Coup sur coup, un crédit stand-by de 1,7 Mds$ en 2013 puis la mise en place d’un mécanisme de facilité de crédit de 4,6 Mds$ en 2016, mais aussi d’autres lignes de prêts, évitent momentanément au système économique de s’effondrer sur lui-même et pour ainsi dire sombrer !
Le régime économique a beau être entré en crise systémique, comme on dit aujourd’hui, les réformes dites structurelles devraient le remettre sur pied. Potions amères comme remèdes sont préparées en attendant la meilleure «fenêtre d’opportunité» pour les mettre en œuvre !
Les 8 gouvernements et les 16 lois de finances sont là pour témoigner de cette croyance largement ancrée dans la viabilité du modèle et du tropisme des ajustements à la marge qui lui redonneraient toute sa vigueur et réactiveraient ses potentialités dynamiques !
Les maîtres mots de toute cette période sont donc «redressement» ou bien encore «relance», rarement «changement profond de trajectoire». Il ne fait plus de doute que la vague néolibérale a conquis les esprits.
Du coup, la compétence gouvernementale supposée venir à bout d’une conjoncture délétère et pernicieuse (hausse ininterrompue des prix, croissance des crédits en accordés à l’importation, recul de l’investissement industriel ou profit de l’investissement commercial, etc.) est un leurre ! À preuve, la BCT n’a jamais réussi à réduire un tant soit peu l’inflation ni la puissante demande de devises. Pas plus que les lois de finances n’ont réussi à relancer la dynamique de développement et de croissance !
«Le gouvernement peut, s’il le veut» paralogisme cher aux commentateurs est à classer du côté du charlatanisme. L’action du gouvernement est en réalité submergée par la vague conjoncturelle qui attise et stimule de puissantes forces d’attentisme, d’opportunisme, voire de défiance, à l’instar de la chute du dinar.
Il est tout de même frappant de constater que les 8 gouvernements qui se sont succédé se sont comportés en gestionnaire-régisseur (bon ou mauvais) au jour le jour, du système économique et social existant, sans jamais tenter d’initier une rupture progressive d’avec les mécanismes pervers qui conduisent à la sur-inflation et la sur-importation. Il est vrai qu’il s’agissait de gouvernements de coalition fragile et instable soumis à la pression d’intérêts contradictoires… À telle enseigne, que toutes les lois de finances, aucune ne faisant exception, n’ont jamais eu de réel objectif majeur et prioritaire, se contentant de lister toutes sortes d’urgences, discordantes les unes les autres, mais pour la plus grande satisfaction des clans et autres intérêts dominants !
Le pays n’est pas loin de basculer dans un état de quasi insolvabilité
L’emballement du recours à l’endettement extérieur témoigne lui aussi de cette impuissance, cette incapacité de l’action gouvernementale, quelle que soit par ailleurs la qualité des personnes, à contenir puis à maîtriser les dérives récessives et leurs lots de conséquences irrémissibles : creusement du déficit courant, solde primaire et déficit budgétaire incontrôlés, charges financières de remboursement d’emprunts épuisantes, croissance irrésistible du besoin de financement sur fond de rétrécissement du matelas de devises…
Aux dires d’observateurs avisés et crédibles du fait même de leur statut d’«insiders», le pays pourrait basculer dans un état de quasi insolvabilité. Nous n’y sommes plus très loin puisque le budget économique de 2019 prévoit d’emprunter de l’ordre de 10,7 Mds DT pour faire face à une exigence de remboursement de 9,3 Mds DT. Ces mêmes observateurs vont même jusqu’à affirmer que la dette globale est désormais insoutenable avec une croissance aussi faible (1% de croissance rapporte à l’Etat 400 millions de dinars (MDT supplémentaire).
De toute évidence, et en l’absence de signes avant-coureurs, l’économie du pays est bien entrée dans une zone dangereuse. «L’insolvabilité en devises» guette, en dépit des petites rallonges consenties par les instances internationales.
La nouvelle séquence électorale qui s’ouvre débouchera-t-elle sur une réelle prise de conscience de la nécessité d’une réorientation des mécanismes et structures économiques d’ensemble. Il faudrait pour cela une puissance majorité de gouvernement… ce qui assurément reste très hypothétique !!!
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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