Le 19e anniversaire de la mort de Bourguiba est l’occasion de rendre justice au premier président de l’État tunisien sans verser ni dans l’adoration des uns ni dans l’aversion des autres, tout aussi excessives et donc insignifiantes pour l’esprit objectif.
Par Farhat Othman *
Le Combattant suprême s’est trop réclamé de la rationalité pour mériter un hommage qui soit irrationnel par sentimentalisme. Un tel hommage est d’autant plus mérité que ce surnom qu’il prisait tant est plus que jamais d’actualité, car il signifiait déjà à ses yeux jihadiste suprême, mettant l’accent sur le fait que la notion de jihad, bien galvaudée aujourd’hui, n’est en son sens véritable que l’effort suprême devant être d’abord sur soi.
Aussi ne peut-il point se résoudre en ce jihad mineur qui n’est qu’un ersatz du banditisme de grand chemin, sévèrement réprimé dans le Coran.
Ajoutée à son legs féministe, cette rectification anticipée du sens du jihad suffit déjà à faire l’actualité de Bourguiba malgré ses erreurs et zones d’ombres d’une regrettable inactualité.
Actualité de Bourguiba
S’il n’est plus possible de négliger ou sous-estimer le degré d’assomption par la société tunisienne d’aujourd’hui de sa part féminine, c’est assurément grâce à l’œuvre de Bourguiba que cela a été rendu possible dans le cadre de son combat moderniste de libéralisation de la Tunisienne. Ce qu’il a fait pour la femme, en tant qu’incarnation de sa mère, a réveillé le peuple tunisien à sa dimension assumée désormais journellement sous les formes les plus diverses et qui font que la Tunisie est bien faite femme, la féminité de la société ne faisant plus aucun doute.
Le combat moderniste de libéralisation de la Tunisienne.
Au vrai, c’est incontestablement le statut de la femme qui représente le mieux ce qui est resté de l’œuvre de Bourguiba, résistant à sa sape méthodique initiée par le pouvoir islamiste au lendemain de la Révolution ou Coup du peuple.
Bien plus que dans le Code du statut personnel, cet acquis majeur est incrusté dans les têtes libérées de l’image tutélaire du mâle et de ses fausses interprétations, ou pour le moins la chahutant sérieusement. Ce qui fait que l’imaginaire populaire, malgré un environnement légal scélérat étouffant la moindre liberté, est désormais conscient de sa sensualité et de ses envies sensuelles, au point que cela court les rues de manière informelle, sexuée ou asexuée, impertinente et grivoise, prouvant que le futur tunisien est bel et bien féminin.
Certes, l’autre aspect majeur de l’action nationale de Bourguiba a été son ambition d’élever la compréhension et la pratique de l’islam en Tunisie à un niveau qui fasse honneur à la civilisation qu’il a su incarner en ses riches heures. Toutefois, comme il sera précisé en seconde partie de cette analyse, l’œuvre bourguibienne à ce niveau n’a fait plutôt que contribuer à la naissance de l’islam faussement radical dont le pays souffre de nos jours. C’est que le Combattant suprême a fait la grossière erreur de stigmatiser la veine populaire de l’islam qui aurait pu l’aider dans son ambition pour une Tunisie ouverte à la modernité. En vilipendant l’islam libre et libertaire soufi au prétexte de certaines dérives vulgaires inévitables (n’a-t-on pas des charlatans en sciences ou en médecine ?), il a donné une certaine légitimité à l’islam intégriste nichant aujourd’hui au cœur même de l’esprit du principal parti islamiste sur la scène politique, le parti Ennahdha.
Dans la dialectique de la réforme chez Bourguiba, on serait même tenté de dire qu’il n’a fait que préparer le terrain à nos intégristes d’aujourd’hui, à prendre connaissance de l’attitude de certains compagnons n’hésitant pas à le juger mécréant, ennemi de la religion, et ce bien avant son accession au pouvoir. Un certain nombre d’entre eux s’était d’ailleurs retrouvé dans le complot yousséfiste. Ainsi, au lieu de servir un islam des Lumières comme il ne cessait de le répéter, Bourguiba aurait cultivé les ombres de la lumière de cet islam pour son aura propre.
En voulant s’éterniser au pouvoir, il a été rattrapé par le naufrage de la vieillesse.
Cependant, et en ne manquant pas de reprocher également à Bourguiba le côté provocateur de sa démarche, usant du choc psychologique en option thérapeutique, méthodologie qui a démontré ses limites, force est de ne pas nier l’importance de son action éducative qui a même fait des ennemis de Bourguiba ses enfants légitimes, comme le reconnaît d’ailleurs l’un de ses éminents opposants. Ce sont, au reste, ces enfants de Bourguiba qui étaient les premiers à lui reprocher ses contradictions avec l’absence de démocratie malgré un évident pari sur la matière grise; ce qui, au final, a condamné à l’échec son édifice rationaliste.
Inactualité de Bourguiba
Si l’on tente l’évaluation du legs de Bourguiba loin de la divinisation des dévots ou l’anathémisation des adversaires, ne sacrifiant pas à cette dialectique malheureuse oscillant entre hagiographie et satire, on se rend compte que c’est sa personnalité sortant des sentiers battus qui l’emporte sur son œuvre, la conditionnant même. Car elle est bien complexe, mais pas au sens morinien d’harmonie conflictuelle, bien plutôt de conflits en perpétuelle recherche d’équilibre, obéré par une infatuation de soi, une surévaluation de sa personne.
Certes, on ne peut dénier à Bourguiba qu’il n’a point agi pour son propre compte, mais pour un projet social, même s’il a eu tendance de tout ramener à sa propre personne. Il avait une volonté de réforme certaine prolongeant des efforts qui l’ont précédé, en Tunisie comme ailleurs dans les pays arabes islamiques. À ce niveau, il faut toujours avoir à l’esprit l’état déplorable de la société tunisienne qui a bien évolué et changé depuis, même si elle risque de renouer avec une gangrène de la religiosité combattue déjà par Bourguiba.
Il n’empêche que s’il n’a pas politisé tout à fait la religion, il y a eu interpénétration entre le religieux et le profane dans la vision bourguibiste. Certes, et on le dira en seconde partie, il n’a pas été laïc comme le soutiennent ses thuriféraires, ne serait-ce que parce que la sécularité suppose une séparation entre ces deux domaines. Or, Bourguiba les a mélangés, croyant que sa stature et son aura politiques, certaines au sortir de l’indépendance, l’autorisaient à dire la loi, non seulement civile — puisqu’il a osé prétendre être le système —, mais aussi et surtout religieuse.
Le sort réservé à Lamine Bey n’honore pas celui qui l’a déposé, en 1957.
Ainsi, tenant compte des aspects saillants, connus et inconnus, de la psychologie bourguibienne, on est réduit à constater que cette personnalité haute en couleur ne l’a peut-être été que pour cause de fêlures intimes quasiment mortelles pour l’équilibre psychologique. Et c’est la raison immédiate ayant fait que son oeuvre ait comporté ce qu’on a pu appeler chaînon manquant, à savoir l’instauration de la démocratie dans le pays. C’est cela qui a fait que, bien que novatrice, révolutionnaire même pour l’époque, son oeuvre ne fût finalement ni grandiose ni durable en entier, l’ego surdimensionné de son auteur ayant voulu sciemment en limiter la portée.
Ce moi aux dimensions hors normes du leader a donné lieu à une culture du culte de la personnalité par son entourage et qui a abouti à l’étonnant paradoxe d’un Bourguiba faisant le juste constat de la crise de l’islam, mais se jouant à intensifier cette crise en l’intériorisant, l’intégrant dans sa tête, ce qui l’a amené à se couper des réalités à la faveur des menées de ses laudateurs.
De fait, on a eu deux Bourguiba, celui d’une première période où un tel travers a pu être occulté; c’est celle commençant à l’indépendance et prenant fin en 1969 à la suite d’une maladie dont il a réchappé miraculeusement. L’affaiblissement de sa santé qu’elle a entraîné, persistant jusqu’à la fin de sa vie, l’a placé sous l’influence envahissante d’un entourage le divinisant ou presque. Durant cette seconde période où Bourguiba est devenu moins que son ombre, il y a eu le plus d’excès et de dépassements faits en son nom, dont une présidence à vie devant être pour ses admirateurs, s’attendant à une mort imminente, un hommage funèbre.
Avant la maladie, il n’apparaissait que comme un personnage charismatique, ayant un effet certain, avec son bagout d’acteur de charme, sur le commun du peuple comme sur les élites. Il ne manquait ni de stature et de prestance ni d’intelligence et de cet ascendant sur les foules dont il ne sut plus user convenablement durant sa deuxième période avec ses facultés amoindries. Malgré tout, cette richesse certaine de personnalité ne cachait déjà qu’à peine son ego faramineux, muant en terrain psychologique propice aux menées des laudateurs. Aussi, les traits éminents de Bourguiba qui en ressortent étaient déjà cette personnalité narcissique ayant la prétention de parler de tout en lieu et place des spécialistes, particulièrement en matière religieuse.
Il qualifiait son bras droit, Salah Ben Youssef, de « vipère », n’hésitant même pas à l’irréparable.
À la vérité, la seconde partie de la vie de Bourguiba n’a fait que souligner les défauts de la première qu’il arrivait à cacher de par son talent. Ainsi, la modernité de l’État de Bourguiba était obérée dès le départ par son nombrilisme, demeurant de façade. Comment pouvait-on donc prétendre parler d’ouverture religieuse dans l’exégèse du Coran et de la Sunna tout en pratiquant la fermeture politique et dogmatique dans l’espace public ? Ce qu’on a appelé chaînon manquant dans le projet de Bourguiba fut bien cet espace de démocratie absent qui a fait hériter à la Tunisie la face sombre du bourguibisme.
De celle-ci relèvent nombre d’autres travers qu’on n’évoquera pas, tels ses rapports conflictuels avec ses anciens partenaires dans la lutte, notamment celui qu’il qualifiait de « vipère », Salah Ben Youssef, n’hésitant même pas à l’irréparable. On se limitera, par contre, à rappeler sa responsabilité dans la fin déplorable, en un appartement modeste après des années de détention, réservée au dernier bey, car elle n’est pas sans souligner le tour cruel du destin qui lui a offert quasiment un sort identique.
* Ancien diplomate et écrivain.
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