«Caligula n’est pas mort. Il est là. Il est en chacun de nous», disait Albert Camus. Fadhel Jaziri nous fait revivre la peur inspirée par ce tyran dans sa dernière pièce théâtrale, presque homonyme, ‘‘Kaligula’’, interprétant le malaise de la Tunisien postrévolutionnaire.
Par Fawz Ben Ali
La 21e édition des Journées théâtrales de Carthage (JTC 2019) a démarré dans la soirée du samedi 7 décembre 2019 avec une ouverture éclatée dans 4 espaces différents : la cérémonie d’ouverture à l’Opéra (Cité de la culture), suivie de trois nouvelles productions tunisiennes récentes : ‘‘Kaligula’’ de Fadhel Jaziri, ‘‘Messages de liberté’’ de Hafedh Khelifa et ‘‘Marché noir’’ d’Ali Yahyaoui.
Les JTC 2019, dirigées par Hatem Derbal pour la 3e édition consécutive, proposent cette année une panoplie de sections à l’image de la diversité et de l’universalité que défend le festival, car, en plus de la compétition officielle arabo-africaine, il existe un programme parallèle de plusieurs sections (théâtre du monde, théâtre scolaire, théâtre pour enfant, théâtre dans le milieu carcéral et dans les régions …)
Pour la soirée d’ouverture et avant le démarrage de la compétition officielle, le festival a proposé trois pièces tunisiennes parmi les meilleures productions de cette année. La salle Le Mondial a accueilli ‘‘Messages de liberté’’ (qui avait ouvert le Festival international de Hammamet cette année), écrite par Ezzedine Madani et mise en scène par Hafedh Khelifa, au Rio le public avait rendez-vous avec ‘‘Marché noir’’ d’Ali Yahyaoui, sacrée meilleure œuvre du Festival national du théâtre tunisien. Et enfin ‘‘Kaligula’’ de Fadhel Jaziri a été présentée à la salle Le 4e Art.
Un classique inépuisable
Fadhel Jaziri, l’un des maîtres du théâtre et du cinéma en Tunisie est le seul à participer la même année aux Journées cinématographiques puis aux Journées théâtrales de Carthage. Son nouveau film ‘‘De la guerre’’ a fait partie de la compétition officielle des JCC et est maintenant dans les salles tunisiennes. Côté mise en scène, Fadhel Jaziri marque une pause avec son fameux spectacle ‘‘El Hadhra’’ qu’il réinvente constamment depuis les années 90, pour se consacrer de nouveau au théâtre avec une adaptation de l’une des pièces les plus importantes du théâtre contemporain : ‘‘Caligula’’ d’Albert Camus.
Ecrite en 1938 et publiée en 1944, ‘‘Caligula’’ fait partie, avec ‘‘L’étranger’’ et ‘‘Le mythe de Sisyphe’’, du cycle de la philosophie de l’absurde. En reprenant ce classique du théâtre, Fadhel Jaziri entend d’abord rendre hommage à celui qui lui avait fait découvrir le monde du 4e art : Mohsen Ben Abdallah, l’un des vétérans du théâtre tunisiens, décédé en 2017, ayant travaillé aux côtés d’Ali Ben Ayed sur la première adaptation tunisienne de ‘‘Caligula’’.
La pièce met en scène le règne tyrannique de l’empereur romain Caligula, qui, après la mort de sa sœur avec laquelle il entretenait une relation incestueuse, se voit habité d’une rage de destruction. Fadhel Jaziri nous embarque dans un remake très libre de ce texte, qui grâce à sa dimension universelle, continue d’inspirer des générations de metteurs en scène à travers le monde.
Caligula est en chacun de nous
Produite par le Théâtre national tunisien et Nouveau Film, ‘‘Kaligula’’ propose une nouvelle écriture en dialecte tunisien réadaptée à un autre espace et une autre époque. On parle de la Tunisie post-révolution, sans pour autant le mentionner clairement, mais qu’on déchiffre à travers les dialogues et les quelques indications avancées par les comédiens sur la réalité socio-politique du pays.
Avant l’apparition des comédiens, la pièce s’ouvre sur un fond sonore de tonnerre et de pluie incessante, on distingue quelques mini tabourets en bois sur la scène qui constituent le décor très minimaliste de la pièce. Les comédiens (Mohamed Kouka et quelques uns des jeunes apprentis du Théâtre national) apparaissent enveloppés de serviettes blanches qu’ils garderont tout au long de la pièce et qui tranchent avec l’obscurité de l’espace.
Peu à peu, on commence à comprendre qu’il s’agit d’un huis-clos et que ces 3 femmes et 5 hommes sont enfermés dans une sorte de hammam où ils doivent faire face à leurs démons et cohabiter avec ce tyran fou furieux qui les emprisonne. Un «Caligula» des temps modernes, personnage monstre qui a toutes les chances de se manifester dans tout un chacun. La pièce qui vacille entre l’absurde et l’existentialisme s’interroge sur le rapport au pouvoir, le désir de dominer, la soumission, le manque de discernement chez les hommes de pouvoir. «J’aime le pouvoir car il donne ses chances à l’impossible», dit Caligula.
Au fil des scènes, les comédiens dévoilent de plus en plus leurs vécus personnels qui traduit un malaise collectif dans une Tunisie marquée par les inégalités, la violence, la corruption… et qui peine à se libérer du joug de la religion et du patriarcat.
La pièce évoque les assassinats politiques, les inondations de Nabeul, ce drame national ayant fait plusieurs morts et de nombreux dégâts, mais dénonce aussi cette emprise sur la femme dans les espaces privés et publics : violence conjugale, viol, mais encore cette tradition religieuse qui leur interdit d’assister à l’enterrement même de leurs proches. «Caligula n’est pas mort. Il est là. Il est en chacun de nous», disait Albert Camus.
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