Au moment où le Soudan se réveille de trois décennies d’islamisme destructeur, ayant mis le pays à genou, la Tunisie commence à s’y enfoncer, grâce à l’entregent du président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, marchant sur les pas de son ancien mentor et maître, le Soudanais Hassen Tourabi…
Par Sadok Chikhaoui *
Le Conseil Souverain qui supervise la période de transition au Soudan se penche en ce moment sur les épais dossiers de corruption des Frères Musulmans, qui ont gouverné le Soudan de 1989 à 2013. Trois décennies ont conduit ce pays à la banqueroute, à la partition et à sa mise au ban des nations. Un travail en profondeur pour saper les bases de l’Etat leur a permis d’en prendre tous les rouages, depuis la fonction publique, infiltrée en profondeur, toutes les institutions en passant par l’économie, la sécurité et la diplomatie.
Les richesses considérables de ce pays, 14 fois plus grand que la Tunisie et probablement un des plus riche d’Afrique, ont été pillées, par une corruption généralisée, servie par un obscurantisme religieux despotique, érigé en système de gouvernement. Les services de renseignements et l’armée, qui absorbent 80% du budget de l’Etat, étaient les outils permettant aux caciques islamistes de dominer et de racketter la société. On estime à 70 milliards de dollars les revenus du pétrole qui se sont évaporés sans laisser de trace.
Expulsé précipitamment du Soudan, Oussama Ben Laden a laissé dans les banques des Frères musulmans une somme colossale, estimée à 300 millions de dollars que les membres de la confrérie se sont empressés de partager. Un certain Abdelbassit Hamza, homme d’affaires proche d’Omar Al-Bachir, dont le procès fait grand bruit en ce moment à Khartoum et qui était le bras droit de Ben Laden, gardien de ses secrets et chargé de la gestion de son empire financier, est accusé du détournement, à son profit et à celui de la Confrérie, d’une somme de 25 millions de dollars.
À cela s’ajoutent des décennies de guerres meurtrières et de répression féroce qui avaient causé la mort de 2 millions de personnes et déplacé 4,5 millions autres. Des milliers d’intellectuels, des syndicalistes, et des cadres, naguère considérés parmi les meilleurs du monde arabe, ont pris le chemin de l’exil si ce n’est celui des geôles.
Tous à Khartoum : Tourabi, Ben Laden, Ghannouchi et les autres
En 1983, le colonel Jaafar Numeiry avait tenté, sur les conseils de Hassan Tourabi, l’âme damnée du Soudan, d’imposer la charia à l’ensemble du pays, y compris sur le sud chrétien et animiste. S’en suivit une insurrection qui embrasa le pays pendant vingt-deux ans pour aboutir en 2011 à une partition désastreuse qui priva le Soudan des trois quarts de ses ressources pétrolières.
On peut dire, sans forcer le trait, que le Soudan était devenu le «show-room», la vitrine à ciel ouvert du fiasco de l’islam politique arabe au pouvoir.
En dépit de cette faillite flagrante, la révolution soudanaise, entendez la prise du pouvoir par un coup d’Etat sanglant en 1989 par Jaafar Numeiry et Hassan Tourabi, était portée aux nues par tout ce que le monde arabe compte d’islamistes et ils sont nombreux. C’était pour eux un modèle, ouvrant à bien d’autres. Les tunisiens étaient, bien sûr, parmi les plus fervents et Rached Ghannouchi, le baladin aux pays nus, y vit le geste triomphal du panislamisme chanté sur tous les tons par son maître et mentor Hassan Tourabi que d’autres surnomment «le pape noir de l’islamisme».
Profitant de ce succès, celui-ci avait voulu créer une sorte de Kominterm islamiste, une internationale sur le modèle trotskiste, dont il prendrait le contrôle idéologique et le commandement opérationnel. Il fit venir à Khartoum toute la jet society de l’intégrisme mondial, auquel il attribua généreusement de vrais faux passeports diplomatiques soudanais.
On vit défiler, les Algériens Abbassi Madani et Ali Belhaj, le Philippin Abou Sayyaf, Illich Ramirez Sanchez, dit «Carlos», qui venait d’être chassé de la Syrie, le Cheikh Omar Abd Al-Rahman, dirigeant du Jihad égyptien qui fut reconnu coupable en janvier 1995 dans le procès de l’attentat du World Trade Center à New York. Et bien sûr Oussama Ben Laden, qui débarqua à Khartoum avec ses quatre femmes, 17 enfants, et 13 milliards de dollars.
Une partie de cette fortune, placée dans les banques islamiques, tombera dans l’escarcelle du parti des Frères musulmans, quand le seigneur de Bora Bora fut brutalement expulsé du Soudan après que Tourabi eut échoué dans sa mise en vente aux Américains.
Aux aguets notre Ghannouchi national arriva d’Algérie avec sa garde rapprochée Salah Karkar, Habib Mokni et bien d’autres. À Alger, il avait officié quelque temps en qualité de conseiller d’Abbassi Madani, mais il prit la poudre d’escampette, quand la guerre civile éclata et que les dignitaires du FIS furent embastillés.
Il resta quelques mois à Khartoum, mais le prurit nomade le reprit. Il reprit le chemin de l’exil en direction de Londres, emportant avec lui la petite sœur de Tourabi comme seconde épouse et un vrai faux vrai passeport diplomatique soudanais qui lui permit de regagner sans encombre les principaux lieux d’implantation de l’organisation frériste en Europe.
Ghannouchi et la leçon soudanaise
Ghannouchi, qui a un sens très aigu de ses intérêts, est resté proche, très proche, collé à son maître et beau-frère et à son idéologie panislamiste dont il devint une sorte de VRP, de chef du service après-vente, chargé d’en vanter les mérites à qui veut bien l’entendre surtout aux journalistes occidentaux férus d’exotisme révolutionnaire.
Hassan Tourabi connaissait bien les militants d’Ennahdha depuis les années 70, et nourrissait pour des raisons mystérieuses, une étrange affection pour notre pays. Il lui prophétisait un avenir radieux, sur la voie de l’islam mondial, une fois tombé dans l’escarcelle de sa funeste idéologie. Ça le consolait sans doute un peu du coup de blues provoqué par l’échec dramatique de l’expérience du FIS algérien, dans laquelle il s’était tant investi.
Cela explique, sans doute, l’apostrophe spéciale adressée aux Tunisiens, dans un livre paru en 1997 aux éditions JC Lattès et au titre révélateur ‘‘Islam, avenir du monde’’ : «Je dirais donc aux Tunisiens : si le pouvoir laisse les partis islamiques comme Ennahdha libres de leurs mouvements, profitez-en et persuadez une majorité de Tunisiens que l’homme qui exerce le pouvoir s’est égaré. Elisez quelqu’un d’autre. Par contre, s’il bloque le système et s’incruste au pouvoir, demandez-vous si vous pouvez le jeter dehors par la force».
Il fallut attendre 2011, pour que les prédictions du Thaumaturge des sables, et on imagine bien sa jubilation quand, au crépuscule de sa vie d’agitateur, il vit son gendre et disciple fouler le sol de l’aéroport de Tunis-Carthage, tel le Messie reçu par une populace en transe frénétique pour ramasser les fruits d’une révolution à laquelle, ni lui, ni ses frères ne prirent part.
Fort de son droit d’aînesse et avec l’assurance de ceux qui ont eu raison très tôt, il reprit sa plus belle plume, en octobre 2011, à la veille des élections pour écrire à son gendre désormais homme politique en vue, tutoyant désormais les étoiles, une missive qui sera publiée sur le site en ligne «Sudaniyat» du 23 février 2013.
En voici le texte arabe :
L’Ordonnance du Dr Tourabi est claire comme de l’eau de Zem-Zem, tout est là blanc sur noir : destruction de l’Etat laïc et démolition de ses institutions pour lui substituer la oumma, une équation à plusieurs inconnues, qui ne rassure pas. Le scénario est, hélas, loin d’être une fiction chamanique.
Après un premier acte calamiteux, appelé la Troïka, entre janvier 2012 et janvier 2014, et un court intermède au cours duquel les frérots ont rongé leur frein, en faisant consensus avec Nidaa Tounes et le président Béji Caïd Essebsi (2015-2019), voici revenir les cavaliers de l’Apocalypse sur leurs grands chevaux, plus aguerris, plus riches, pour nous emmener vers l’inconnu.
* Enseignant.
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