Un débat s’est installé dans l’espace public tunisien, après ce qu’il est convenu d’appeler la «révolution», appellation fort contestée par les connaisseurs en théorie insurrectionnelle, et reprise en chœur par un large éventail de politistes amateurs, depuis les chemises noires d’Al-Karama, jusqu’à l’homme tranquille de Carthage. Ce débat se résume dans cette interrogation librement inspirée de Leibniz : «Pourquoi sommes-nous dominés par la France, plutôt que par la Turquie»?
Par Sadok Chikhaoui *
La comparaison entre les mérites de la vertueuse occupation turque et de la pernicieuse colonisation française donne le sentiment que des siècles d’occupations ininterrompues ont fait de l’homo-tunisianus un être colonisé, colonisable et en perpétuelle quête de colonisateur.
Albert Memmi, spécialiste de la «psychologie du colonisé», aurait pu trouver une explication à cette aberration, mais il est mort et Hegel, spécialiste de «la dialectique du maître et de l’esclave» est mort lui aussi.
Jusque-là cantonné dans les arrière-boutiques, ce débat vient de connaître un épilogue, sous la forme d’un projet de motion déposé il y a une semaine à l’Assemblée par les élus d’Al-Karama, ce parti croupion d’Ennahdha.
L’objet est de demander à la France de faire son mea-culpa pour tout le mal qu’elle a fait aux Tunisiens. Logique, quand l’histoire devient démagogie et tombe entre les mains d’ignorants devenus parlementaires à la faveur des circonstances.
Le rejet de ce projet de motion n’en fait pas un coup d’épée dans l’eau, parce que la question est posée et que beaucoup de députés islamistes et panarabistes l’ont voté.
Absurde pour absurde, pourquoi demander cette contrition à la France et en exonérer les Libano-phéniciens, les Italo-romains, les Gréco-byzantins, les Germano-vandales et bien entendu les Turco-ottomans ?
Ce que nous coûtent les relations avec la Turquie
La Turquie est depuis plusieurs décennies une terra incognita pour les Tunisiens, surtout depuis qu’Atatürk, tournant le dos à l’Orient compliqué et attardé, s’était tourné vers la modernité occidentale. Fort ténus, les rapports entre les deux pays se limitaient à un petit «commerce de valise» apparu dans les années 80, quand le même négoce avec l’Italie devint plus difficile, à cause des difficultés de visas.
Petit négoce, devenu gros commerce après la «révolution», mais en sens inverse. La Turquie est devenue depuis cette date un des premiers exportateurs vers la Tunisie et également l’un de ses principaux déficits commerciaux, car n’important quasiment rien de nos produits. Le dernier rapport de la Banque Centrale fait apparaître un déficit commercial abyssal de l’ordre de 600 millions de dinars tunisiens en faveur d’Ankara.
La «Troïka», la coalition gouvernementale dominée par Ennahdha ayant gouverné de janvier 2012 à janvier 2014, avait accordé de larges facilités douanières à ce pays, en reconnaissance du fait qu’elle serait, selon le douteux Moncef Marzouki, le seul pays qui nous a aidés après la révolution.
Depuis, les produits manufacturés turcs avaient envahi le marché, avec des breloques de tous genres, depuis les brouettes, jusqu’aux graines de courges. Ils ont même réussi à damer le pion aux Chinois, qui battant timidement en retraite, ont fini par déclarer forfait sur certains produits : le déficit commercial tunisien avec la Chine étant de très loin le plus important.
Violemment concurrencés par leurs homologues turcs, les petits industriels locaux ont été brutalement impactés, personne n’y a échappé, jusqu’aux petits producteurs de notre traditionnelle et médiocre glibette noire, mélange de sel et d’écorce, violemment concurrencée par les blanches et pulpeuses graines de potirons turcs.
La première époque d’indépendance nationale
Les trois siècles de l’époque hafside (dynastie ayant régné sur l’Ifriqiya entre 1207 et 1574) furent sans aucun doute la seule vraie période d’indépendance qu’a connue la Tunisie, avec un authentique Etat national, et une structure qui a forgé la personnalité tunisienne actuelle.
Tunis, la nouvelle capitale, a connu une intense activité commerciale, intellectuelle, diplomatique, et un art de vivre encore perceptible. Les souks bordés de boutiques de commerçants, des artisans, regroupés par spécialités, autour de nouvelles mosquées de style andalous. Les fondouks, (caravansérails) accueillent des négociants venus de tout le pourtour méditerranéen. La vie intellectuelle, avec un véritable souci de savoir, dont Ibn Khaldoun est la figure emblématique, a connu, un grand essor; une bibliothèque de 30.000 manuscrits était mise à la disposition des lettrés, et des medersas édifiées dans tous les coins de la ville. L’élégance du palais Al-Abdalliya, des «sefsaris» ou du «mechmoum» sur l’oreille d’un citadin en «jebbas» en soie et «balgha» en cuir rouge, signent trois siècles de quiétude et de prospérité.
La catastrophe qui vient de l’est méditerranéen
Jusqu’au moment où des Gréco-balkaniques, nouveaux musulmans et vrais flibustiers, surgissent pour détruire la dynastie berbère, sous prétexte de protéger les Tunisiens des méchants Espagnols qui corrompent la foi islamique.
Pourtant les Hafsides n’avaient rien demandé. Ils entretenaient de très cordiales relations économiques et politiques avec les Espagnols, auxquels ils étaient liés par un traité de paix et d’amitié, passé entre l’empereur Charles Quint et le souverain hafside Muhammad Al Hasan.
La population révoltée contre l’invasion s’était trouvée face à la mitraille de Barberousse, 3000 personnes ont été massacrées.
Le prétexte espagnol était bien évidemment fallacieux, tout comme l’islam profané, vieille ficelle instrumentalisée d’hier à aujourd’hui. Le véritable objectif c’était la domination des routes commerciales et le libre exercice de la piraterie au profit du Padichah.
À la faste période des Hafsides, succédèrent 350 années de règne direct ou indirect des affidés du Sultan d’Istanbul, souvent des Kouloghlis (fils d’esclaves), métis de père janissaire et de mère autochtone, à l’instar des beys husseinites, le pays est retombé dans l’anarchie tribale. Pour l’anecdote Fayez Sarraj, le dirigeant libyen à la solde de la Turquie, est aussi d’origine Kouloghlis.
Le seul souci des beys était la levée de l’impôt. Un redoutable système d’imposition-répression fit saigner la population et demeure encore inscrit dans la mémoire populaire à travers des expressions populaires du style «tarrakni» pour dire «il m’a ruiné», «tirka» («mauvaise fortune»), «El-arbi arbi we ettorki torki» («un Arabe est un Arabe et un Turc est un Turc»)…
Deux fois dans l’année une «mehalla», colonne armée, appuyée par des légions d’indics, parcourt le pays profond pour récolter la «mejba», «mahsoul», «lizma», impôts obligatoires, et rappeler à ces lointains bédouins leur allégeance à la régence qu’ils ont tendance à oublier. Le bey ne connaissait du pays que les limites de Hammam-Lif, à une vingtaine de kilomètres au sud de Tunis.
En réaction, des jacqueries éclataient sporadiquement; elles étaient matées dans le sang. La plus célèbre fut l’épopée du Ferchichi Ali Ben Ghedahem, chef de la tribu des Majer, et figure de la révolte menée en 1864 contre le pouvoir beylical, à la suite du dédoublement des impôts imposé par le vizir Mustapha Khaznadar.
Mais que reste-t-il de cette domination ottomane après près de 4 siècles d’occupation ? Rien ou presque. Que les nationalistes turco-musulmans nous éclairent sur les vestiges architecturaux, culturels, cultuels, les écoles ou hôpitaux laissés par nos frères en islam, en dehors de leurs somptueuses demeures, et des casernes de janissaires («kichla»). La mosquée hanafite de Sidi Mehrez et l’hôpital Aziza Othman sont des œuvres privées, indépendantes de l’Etat. Existe-t-il une seule mosquée dans ce superbe style ottoman, dans lequel excella le chrétien converti Sinan Pacha et qui couvrent toutes les grandes villes de Turquie ?
Tout cela pour en arriver à cette question que nous aimerions poser aux islamistes parmi nous, nostalgiques de l’occupation turque : sont-ce les Ottomans qui nous ont laissé ces milliers de kilomètres de routes, de chemin de fer, de ponts, de postes, d’immeubles, d’écoles primaires, de lycées, d’hôpitaux…, bref toutes les infrastructures qui nous avaient permis de vivre pendant longtemps avant que l’Etat national, édifié par Habib Bourguiba et ses vaillants camarades, ne prenne progressivement la relève?
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