Le rapatriement des restes de 24 combattants algériens suppliciés par le corps expéditionnaire de l’armée française et retenus en France depuis le milieu du XIXe siècle, signe un geste d’apaisement de la part de Paris, mais la «guerre des mémoires» est loin d’être terminée.
Par Hassen Zenati
De ces combattants qui avaient affronté l’armée française entre 1835 et 1865, au début de l’invasion, il ne reste plus que des crânes décharnés et brunis, et une tête momifiée, qui étaient conservés au Musée de l’homme à Paris.
Ils font partie d’un lot de 536 crânes découverts dans les réserves de ce Musée par l’anthropologue et chercheur algérien Ali Farid Belkadi, qui a aussitôt lancé une pétition réclamant leur restitution à leur pays. Ce premier appel s’appuyait sur une loi du Parlement français du 18 mai 2010 exigeant la «restitution à la Nouvelle-Zélande de toutes les têtes maories détenues en France». Il a été bientôt relayé par un autre appel lancé par un universitaire et écrivain algérien Brahim Senoussi, qui a demandé que ces crânes soient restitués à l’Algérie pour qu’ils y soient «honorés» et y recevoir une «sépulture digne». Son appel a reçu 300.000 signatures.
La tête du Cheikh Bouziane brandie comme un trophée de guerre
Figure emblématique de la résistance à l’invasion, Cheikh Bouziane, dont la tête momifiée fait partie des restes rapatriés, a mené la révolte de Zaatcha, une oasis du sud constantinois, après avoir repris le flambeau de la résistance tombé des mains de l’Emir Abdelkader. Il résistera pendant quatre mois au siège de la cité fortifiée, organisé par l’armée française sous la supervision du général Emile Herbillon et du colonel François Canrobert. L’assaut qu’ils finiront par lancer contre les assiégés tourne au massacre.
Charles Bourseul, un ancien officier de l’armée d’Afrique ayant participé à l’assaut, témoignera deux ans plus tard : «Les maisons, les terrasses sont partout envahies. Des feux de peloton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Tout ce qui reste debout dans ces groupes tombe immédiatement sous la baïonnette. Ce qui n’est pas atteint par le feu périt par le fer. Pas un seul des défenseurs de Zaâtcha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’implore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chèrement leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immobile».
La destruction méthodique de la ville est ordonnée. Femmes, vieillards et enfants sont passés au fil de la baïonnette. Les estimations les plus basses parlent de huit cents Algériens massacrés en un jour. Cynique, le général Herbillon précisera que tous les habitants de Zaatcha ne furent pas tués : «Un aveugle et quelques femmes furent épargnés». Après une mise en scène macabre de têtes au bout de piques exposés sur la place du marché de Biskra pour terroriser la population, ces «trophées» sont transférés en France dans des circonstances qui n’ont toujours pas été éclaircies.
Le retour des héros de la révolte populaire
Les cercueils des restes, transportés par un avion militaire, ont été accueillis vendredi 3 juillet 2020 à Alger dans une atmosphère de recueillement par le président Abdelmadjid Tebboune et le chef d’Etat-major de l’Armée nationale populaire (ANP), le général Saïd Chenagriha, après avoir reçu les honneurs militaires. Ils ont été ensuite exposés durant la journée de samedi au Palais de la Culture ouvert aux Algériens désireux de se recueillir à la mémoire de ces «chouhada». Ils seront enterrés aujourd’hui, dimanche 5 juillet, jour anniversaire de l’indépendance, dans le carré des Martyrs du cimetière national d’Al Alia.
«Les héros de la révolte populaire reviennent sur les terres pour lesquelles ils ont sacrifié leur vie», a déclaré le général Saïd Chanegriha, en fustigeant «le colonialisme ignoble».
Pour sa part l’Elysée a indiqué que «ce geste s’inscrit dans une démarche d’amitié et de lucidité sur toutes les blessures de notre histoire. C’est le sens du travail que le Président de la République a engagé avec l’Algérie et qui sera poursuivi, dans le respect de tous, pour la réconciliation des mémoires des peuples français et algérien».
Cependant pour les Algériens, cet épisode sanglant n’est qu’un parmi des dizaines d’autres qui ont marqué la conquête coloniale. À l’heure où l’on déboulonne les statues des acteurs du colonialisme partout le monde, ils continuent de réclamer la reconnaissance officielle par Paris des crimes coloniaux de l’armée française.
Pour Ali-Farid Belkadi, «l’affaire ne doit pas s’arrêter là». «Les crimes de la colonisation doivent absolument être révélés au grand jour, écrit-il dans un post. Il faut que nos compatriotes soient conscients de l’ampleur de la tragédie qu’a été la présence française dans notre pays. La liste des méfaits de la colonisation est très longue. Il ne s’agit pas de verser dans les jérémiades. Ce rappel des crimes abominables est rendu nécessaire pour que les Algériens retrouvent l’estime d’eux-mêmes et qu’ils intègrent dans leur imaginaire collectif la nécessité d’un regard apaisé, mais ferme, sur la tragédie qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui».
Malgré les ouvertures, le cloisonnement des mémoires reste étanche
Le cloisonnement des mémoires entre les deux pays, s’agissant de l’histoire coloniale depuis le début de l’invasion en 1830, jusqu’à l’indépendance en 1962, reste étanche, malgré les appels répétés en faveur d’une «histoire partagée», restés lettre morte, et la publication en France de plusieurs ouvrages d’historiens rompant le silence sur la torture et les exactions de diverses nature.
La pression exercée par les tenants de la «nostalgérie» : Pieds-noirs, Harkis et partisans de l’Algérie Française de l’extrême droite, a eu raison des premier petits pas esquissés dans cette direction. Lorsqu’en 2007, le président Nicolas Sarkozy s’est adressé à des étudiants de Constantine pour dénoncer le système colonial, «injuste par nature, il ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation», il s’est senti obligé d’aller immédiatement s’en expliquer auprès des tenants de la «nostalgérie», en atténuant la portée de son propos.
En février 2017, alors candidat à la présidence, Emmanuel Macron est allé plus loin en qualifiant la colonisation de «crime contre l’humanité». «La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes». Vivement critiqué, il a dû se reprendre un peu plus tard en édulcorant son propos. Tout en reconnaissant que «les crimes de la colonisation européenne sont incontestables», il a relevé aussi que «des grandes choses et des histoires heureuses» émaillent ce passé. «Notre responsabilité n’est pas de nous y enferrer, de rester dans ce passé, mais de vivre l’aventure pleine et entière de cette génération (….) Je ne suis ni dans le déni, ni dans la repentance». Depuis, les choses semblent figées.
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