Slim, médium, large? Échancré à gauche ou échancré à droite? Golden boys, bureaucrates ou théocrates ? Trois questions brulantes au sujet du prochain gouvernement, le 10e depuis 2011 (le 3e depuis 7 mois). Avec à la clef, des enjeux de longévité politique et d’efficacité économique. La Tunisie a besoin d’un gouvernement resserré, d’une gouvernance redressée, totalement axée sur les résultats. Le pays est, comme jamais, divisé et en décadence, traîné vers le bas par une mal-gouvernance génératrice de récession, de paupérisation, de dette insoutenable, etc. Explication au sujet des «postures et coutures» du prochain gouvernement!
Par Moktar Lamari, Ph.D.
Une ultime chance !
Hichem Mechichi (46 ans), chef de gouvernement désigné pour constituer un nouveau gouvernement, après la démission de son prédécesseur, Elyes Fakhfakh, le 15 juillet, se pose ce genre de questionnements et se doit d’arbitrer leurs enjeux.
Mechichi, connu pour son sens de l’État et pour sa probité, devrait monter ses talents de designer et de leader efficace, lucide et agile. Pour mobiliser, il devrait aussi afficher les meilleures postures socio-économiques (objectifs, priorités et missions) et les arrimer avec les meilleures coutures politiques (agencement et compromis).
D’un point de vue politique : Mechichi fait face à deux vents contraires. D’un côté, le sirocco soufflé par Rached Ghannouchi (79 ans), président du parlement, depuis 5 mois, et éternel chef du parti islamiste en Tunisie. Ghannouchi, gourou d’un consensualisme à tout-va, prêche pour un gouvernement de coalition très élargie, fourre-tout, juste pour étouffer l’opposition au parlement et régler des contentieux avec ses adversaires politiques.
D’un autre côté, le président de la République Kais Saïd (62 ans) veut rompre avec l’illusion du consensus… Il veut aussi renforcer la probité au sein des milieux gouvernementaux. Saïd joue son rôle en faisant barrage contre les coalitions pipées, les collusions d’intérêt et les gouvernances douteuses. En Tunisie et ailleurs, ce type de coalitions incarne l’échec économique, symbolise la paupérisation du pays et la «révolte» dans les régions marginalisées. Il s’attend à un gouvernement propre, imputable et qui donne des résultats sur tous les fronts.
D’un point de vue économique : Mechichi sait que depuis 2011, les gouvernements de coalition (et légendaires feuilles de route) ont ruiné les caisses de l’État, d’abord par un carrousel politique effréné, qui tourne en rond, sur place, avec toujours plus d’incertitudes, de tensions sociales et de procrastination en matière de réformes économiques (neuf gouvernements et plus de 330 ministres). Ce type de gouvernance a mis aussi l’économie sur un toboggan qui fait crasher les indicateurs économiques, les uns après les autres. Ghannouchi et ses troupes ont été représentés, de manière forte, dans les 9 gouvernements ayant mis l’économie à terre et sur le bord du défaut de paiement.
La question de la taille du gouvernement
La théorie économique est claire à ce sujet, et il y a consensus entre les macro-économistes sur le fait que la performance économique des gouvernements de coalition, comme regroupement pour le pouvoir, est inversement proportionnelle au nombre des partis ou sensibilités représentés au sein des coalitions.
Et cela saute aux yeux : le parlement actuel constitué de plusieurs factions idéologiques et partis lilliputiens, où tous sont contre tous (à un moment ou à un autre), et qui ne font que s’affronter à longueur de journée pour, au final, réduire leur valeur ajoutée économique, ternir l’image des politiciens du pays et saccager la symbolique de la Tunisie, comme terreau du Printemps arabe en 2011.
C’est surtout les économistes adeptes du courant de pensée du Public choice qui ont appliqué l’économie à l’étude de la démocratie, et examiné ce lien entre efficacité et taille des coalitions.
L’un des plus célèbres de ces économistes est Olson Mancur (1932-1998), connu principalement pour ses deux ouvrages : 1- ‘‘Logique de l’action collective’’ (1965) et 2- ‘‘The Rise and Decline of Nations’’ (1982). Un autre économiste, Antony Downs (90 ans), aussi Américain, auteur de ‘‘Théorie économique de la démocratie’’ (traduit en français en 2013), est connu par son théorème sur l’électeur médian.
Les deux auteurs ont postulé que les politiciens sont des agents économiques (comme les autres) qui cherchent à optimiser, d’abord et avant tout, leurs bénéfices privés et n’ont pas d’autres soucis que de gagner les élections pour se maintenir au pouvoir, peu importe les coalitions et les manœuvres liées.
Mancur arrive à démontrer que les grandes coalitions fourre-tout sont celles qui sont les moins efficaces en gouvernance. Celles-ci agglomèrent des préférences d’électeurs hétérogènes et incompatibles quand il faut réformer, moderniser et sortir du statu quo! Il ajoute que les gouvernements majoritaires, ou encore les coalitions resserrées peuvent mieux performer, puisqu’elles défendent des causes «pointues», mobilisatrices de l’action publique innovante. Il arrive à démontrer que les porteurs politiques de préférences «pointues» et causes très «concentrées» donnent de meilleurs résultats que les porteurs de préférences «diluées» et «diffuses», comme c’est le cas des coalitions très élargies et fourre-tout… tant affectionnées par les roublards de la politique politicienne.
Quel dosage entre Gauche et Droite ?
La question interpelle directement Hichem Mechichi, et la Tunisie entière, surtout si le prochain gouvernement compte gouverner au centre (médiane des préférences des électeurs), en étant plus pro-marché que pro-État ou l’inverse (plus socialisant que libéral). La question est complexe, puisque dans les coalitions élargies, un tel arbitrage (entre État-Marché) devient impossible à faire : chacun campe sur ses principes, pour produire le statu quo qui ruine l’économie et handicape le progrès social.
Downs, auteur du «théorème sur l’électeur médian», soutient que les politiciens font généralement des campagnes électorales au centre du spectre politique gauche-droite (pour augmenter leur chance d’être élu), mais gouverne à gauche ou à droite selon leur idéologie partisane… et pas au centre. Ces politiciens réunis dans une coalition fourre-tout sont condamnés à l’inaction… et cela donne des coalitions caméléons, et des décideurs sans colonne vertébrale idéologique.
Et c’est ce qu’on a observé en Tunisie depuis les élections de 2014. Les partis font campagne au centre, et gouvernent autrement, ailleurs sur le spectre des préférences de leurs électeurs, en s’écartant de leurs promesses électorales et des principes directeurs de leurs convictions politiques.
Downs démontre clairement l’opportunisme politique des coalitions fourre-tout et souligne les méfaits de ce type de regroupement sur les résultats de la gouvernance : instabilité, récession, indécision, statu quo, gaspillage des ressources budgétaires, notamment.
Le théorème sur l’électeur médian suppose des préférences unimodales, respectant une distribution normale des préférences : concentration au centre avec des extrêmes moins convoités. En Tunisie d’aujourd’hui, on a nécessairement plus de proximité idéologique entre les deux principaux et premiers partis : le parti religieux Ennahdha et le parti conservateur Qalb Tounes. Ils sont tous les deux de droite! Le paradoxe des dernières élections législatives s’est joué quand ces deux partis ont mené une campagne électorale «pipée», les présentant comme porteur de projets différents, s’opposant l’un à l’autre… avec des engagements de ne jamais faire alliance au sein d’un même gouvernement. Ils ont changé d’avis depuis… ils profitent de l’amnésie des élites politiques, société civile et médias de la place.
Pour lever le défi et sortir la Tunisie de l’impasse économique et sociale où elle se trouve, Méchichi doit constituer un gouvernement resserré, le plus homogène possible. Un gouvernement qui gouverne au centre, avec des inspirations de type social-démocratie. Un gouvernement fédéré autour d’un leitmotiv commun : l’État autant que nécessaire, le Marché autant que possible!
Les défis économiques doivent occuper une place de choix et constituer le ciment fédérateur de l’action publique du gouvernement Mechichi.
Le retour aux électeurs peut, en cas de non-confiance parlementaire, constituer la solution pour éviter le pire à une économie déjà aux abois.
Un gouvernement performant, un gouvernement compétent
La question de la compétence au sommet de l’État a été traitée dans la littérature économique sous deux angles : l’angle de l’expertise et l’angle de la probité. Plusieurs auteurs ont mis de l’avant la qualité du capital humain de ceux qui prennent les décisions dans les officines ministérielles et cabinets gouvernementaux. Ceux-ci doivent avoir les compétences requises pour gérer des politiques économiques et livrer des résultats. Il va sans dire que la qualité de telles gouvernances est aussi tributaire de l’efficacité des administrations publiques en matière de conception, mise en œuvre et évaluation des politiques publiques.
Les théoriciens du Public management ont prôné une gouvernance axée sur les résultats, avec des plans stratégiques, des rapports annuels, une reddition de compte systématique et surtout des objectifs et des indicateurs de mesure pour aller de l’avant dans la production du bien public et la mise en place d’un contexte propice à la productivité du travail, à la mobilisation de l’investissement et à la création de la richesse collective, privée ou publique sans distinction.
L’administration publique tunisienne est restée à la traine, en étant pléthorique, peu ouverte à la modernisation des procédures et processus. La Tunisie a payé une lourde facture par le recours à des ministres Golden boys, souvent des ingénieurs, dont certains ont fait carrière chez Total (pétrolière de France) ou autres multinationales du même acabit. Ce profil de compétence a fait chou blanc, n’ayant pas de la compétence requise en gouvernance de l’État… certains d’entre eux confondaient leurs intérêts privés avec l’intérêt public, quand ils sont au pouvoir. Les compétences en gouvernance et en économique doivent constituer des critères de sélection pour le recrutement des ministres et secrétaires d’État.
On peut comprendre que certains ministères comptent plus de compétences et de savoir-faire en gouvernance que d’autres, et c’est pourquoi il importe de répartir les compétences bureaucratiques de façon à remédier à ces disparités interministères, et promouvoir la performance globale du gouvernement.
Une coalition restreinte gagnerait à minimiser le nombre de ses ministres et ministères liés (fusion et restructuration). Il y a ici une manière de renforcer le potentiel de conception et d’évaluation des politiques.
En moyenne, un ministre coûte aux contribuables tunisiens presque cinq millions de dinars par an (salaire, 2 à 5 voitures avec chauffeurs, cabinet de 30 à 40 personnes, gardes du corps, service de communication, voyages internationaux, avantages en nature, etc.). Le contribuable voit d’un mauvais œil ce gaspillage d’argent public pour des ministres dont la valeur ajoutée est quasi nulle, voire même négative.
Le prochain gouvernement ne doit pas compter plus qu’une vingtaine de ministres! Des ministres recrutés au mérite… et point sous les diktats de partis et de politiciens incompétents en gouvernance. Plusieurs pays modernes et démocratiques sont gérés par des gouvernements resserrés et apolitiques.
Mais, le nerf de la guerre pour assurer la stabilité et la performance d’un gouvernement réside dans la capacité de l’État à contrer la corruption, la manigance et la malversation dans ses rangs, et dans tous les rouages de la prise de décision. Mechichi doit passer au scanner ses candidats ministrables, scruter au peigne fin leur CV, leur probité partout où ils sont passés dans leur carrière et leurs parcours professionnels.
* Universitaire au Canada.
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