Alors que les élites au sommet de l’État sont à couteaux tirés, l’économie saigne aux quatre veines avec un trésor public exsangue. Sans programme économique, ces élites et partis politiques ferment la porte aux réformes économiques, et se plient en quatre en «quêteux» quémandant toujours plus d’aides internationales et de dettes. La dette est devenue un système, un business à part entière où quêteurs et raquetteurs trouvent leurs comptes. Décryptage…
Par Moktar Lamari, Ph.D.
Le contexte n’est pas anodin : la Tunisie est en passe de rejoindre le club de ces nations mal-gouvernées et ces États faillis très endettés et qui se dopent par la dette. Ces États qui se mettent à genoux face aux bailleurs de fonds et fournisseurs de l’aide internationale.
Les 3 présidents au sommet de l’État multiplient les rencontres avec les ambassadeurs des pays occidentaux, leurs émissaires et ministres sont en navette entre les capitales européennes et les pays du Golfe… tous les moyens sont bons pour endetter davantage la Tunisie et se maintenir au pouvoir sans rien changer et rien transformer.
Des signes qui ne trompent pas
Ces rencontres à répétition et ces couteux voyages internationaux ne se basent sur aucun programme économique annoncé d’avance. Aucun objectif non plus! L’opinion publique est maintenue dans l’ignorance des tenants et aboutissants de ces rencontres suspectes et nébuleuses par leur opacité.
Pour un grand nombre des ambassadeurs occidentaux et moyen-orientaux rencontrés, les élites au pouvoir au sommet de l’État tunisien donnent une image déplorable. Un ambassadeur d’un grand pays occidental m’avouait que «la posture de quêteux adoptée par ces élites au sommet de l’Etat déshonore les ambitions de la Révolte du Jasmin».
Au lieu de se retrousser les manches, l’État tunisien fait quasiment la manche.
On s’obstine et on s’obstine contre des réformes jugées incontournables. Et ici l’État tunisien ne donne pas une impression rassurante, ses élites ne reculent devant rien pour se maintenir au pouvoir! Pour maintenir le statu quo, ne voulant rien changer, et pas toucher aux intérêts des rentiers et oligarchies qui détiennent les rouages de l’économie et qui règnent en maître sur l’essentiel des institutions politiques.
L’urgence est pourtant là, et elle est transitive:
A- sans réformes économiques structurelles et consensuelles les préteurs internationaux ferment le robinet de la dette;
B- sans le feu vert du FMI et agences de notation, le trésor public tunisien ne pourra pas facilement boucler son budget pour 2021;
C- sans budget équilibré et bouclé avant le mois de juin, la Tunisie ne pourra pas honorer ses engagements en salaires et des remboursements de dettes venues à échéance.
L’hypothèse de la banqueroute n’est plus qu’une vue d’esprit. Avec des risques et des conséquences lourdes pour le dinar, pour le pouvoir d’achat, pour l’emploi et pour la stabilité politique.
Les quêteurs au service des raquetteurs
Pour boucler son budget pour 2021, la Tunisie doit emprunter l’équivalent de 40% des dépenses publiques, requises pour honorer les factures : salaires, subventions des sociétés d’État en quasi faillite, dettes, engagements et services publics essentiels.
La dette cultive la dette, avec l’entremise ces «quêteurs» au pouvoir, et pas loin d’eux des raquetteurs qui vampirisent la filière de la dette et des aides internationales.
Et pour cause : l’argent de la dette colle aux parois des canaux des financements internationaux et le système bancaire lié. Le cartel des banques locales tire profit de l’endettement excessif du pays et capitalise dessus avec la bénédiction des politiques monétaires de la place. Les autres rentiers, oligopoles industriels et monopoles de l’import-export profitent aussi des situations de rente et des subventions procurées notamment par l’endettement et les impôts des contribuables.
Par retour d’ascenseurs, les partis et élites en place trouvent leur compte, avec maintien au pouvoir et souvent des dividendes qui coulent dans des comptes bancaires à l’étranger.
Beaucoup de ces élites au pouvoir font aujourd’hui l’objet de rumeurs d’enrichissement illicite et de fortune accumulée en rien de temps.
En Tunisie, la filière de l’endettement est devenue un «business» à part entière, avec adeptes et ses relais dans les administrations et rouages de l’État, tous agissent pour maintenir la filière et ses «raquetteurs».
Une mendicité systémique
D’un montant équivalent à 39% du PIB en 2010, la dette constitue au moins 112% du PIB (État et entreprises publiques). Depuis 2011, la dette publique a triplé en volume et grossit à vue d’œil pour devenir insoutenable par l’économie et par la productivité du travail.
Les gouvernements et les partis politiques ayant gouverné depuis 2011 ont tous, sans exception, entretenu la filière de l’endettement toxique. Ils ont tous laissé faire la mal-gouvernance et occulté le bourrage de l’administration publique (et sociétés d’État) par des dizaines de milliers de leurs partisans et «fidèles», neutralisant au passage le sens de l’État et noyautant le pouvoir régulateur des administrations publiques.
En Tunisie post-2011, l’addiction à la dette est devenue maladive. L’endettement est passé d’un impératif économique visant à booster l’investissement et la croissance économique à un levier finançant le train de vie ostentatoire de l’État, encourageant la consommation improductive et les gaspillages à grande échelle.
Le gouvernement Mechichi, le 3e depuis 2020 et le 10e depuis 2011, fait comme ses prédécesseurs. Rien pour les réformes économiques, l’objectif consiste à s’agripper au pouvoir, tous les moyens sont bons! Ce chef de gouvernement non élu, désigné pour gouverner à la tête d’un gouvernement de technocrates, s’est mis rapidement à faire de la politique politicienne, laissant tomber les réformes économiques promises lors de son discours d’investiture.
Pis encore, depuis qu’il est au pouvoir (juillet 2020), le gouvernement Mechichi a augmenté les dépenses salariales des fonctionnaires de presque 13%. Il a multiplié les cadeaux fiscaux pour des groupes de pression et particulièrement de certains de corps de métiers de l’État (juges), sans oublier les protestataires (El-Kamour, etc.).
Au lieu d’agir illico presto avec les réformes économiques requises et au lieu de travailler fort pour restaurer la crédibilité de la «démocratie tunisienne», face aux partenaires (FMI en tête), ces pouvoirs multiplient les gestes de «mendicité» auprès des ambassadeurs européens et des lobbys économiques, toujours dans une posture de sollicitation et de «quêteurs».
Le chef de gouvernement Hichem Mechichi multiplie, et avec insistance peu diplomatique, les rencontres avec les ambassadeurs européens. Tous ses ministres jouent la même partition, tous sollicitent de l’aide sans disposer d’un programme de réformes crédible et précis dans ses échéances et objectifs.
Il y a deux semaines, le ministre des Finances, Ali Kooli est revenu bredouille d’un voyage de cinq jours au Qatar (avec une imposante délégation), pour dit-on mobiliser les investisseurs qataris. Tout un camouflet pour un ministre d’État et pour une mission opaque, sans programme annoncé, sans objectifs officiels et sans reddition de comptes. Les contribuables ne peuvent plus payer pour ce genre de voyage qui aurait coûté au bas mot 200.000 dollars US, soit presque 600.000 dinars tunisiens (5 jours, hôtels de luxe, escortes, logistiques, etc.).
Les prêteurs internationaux ne sont pas dupes et savent que l’État tunisien est très gangréné par le gaspillage, noyauté par les groupes d’intérêts et malmené par des élites égocentriques… Ils déplorent que la dette nourrisse le gaspillage de l’État et de ses fonctionnaires en surnombre et peu productifs.
Une démocratie à crédit, une démocratie au rabais
La logique de l’endettement à fond la caisse est aussi adoptée par le président du parlement, le religieux Rached Ghannouchi (79 ans). Lui aussi multiplie les rencontres avec les ambassadeurs américain, européens, turc, qatari, etc. Lui aussi fait des pieds et des mains pour solliciter davantage de dettes toxiques pour l’économie et lourdes de conséquences pour les générations futures.
Dans son entourage et au parlement, on apprend que l’argent de lobbyistes américains coule à flots et dans l’opacité pour financer dit-on des stagiaires (producteurs de notes et de rapports confidentiels) et des députés au passage, comme s’il ne manquerait plus que les lobbyistes américains pour financer ces députés belliqueux et dont les scandales font les manchettes des journaux.
Le Palais de Carthage ne fait pas mieux. Lui aussi multiplie ses discours hermétiques et envoie ses émissaires à Paris, à Rome, à Alger… et partout dans les pays du Proche-Orient (sans exception et sans stratégie). Ici aussi, on ne tient pas compte de l’urgence des réformes économiques à initier pour sortir l’économie de sa descente aux enfers, et pour montrer qu’on fait le nécessaire pour déclencher les réformes et relancer l’économie.
Plusieurs observateurs internationaux constatent que l’État tunisien ne semble pas comprendre le cercle vicieux de la dette. Une démocratie à crédit ne peut être qu’une démocratie au rabais!
La Tunisie doit se retrousser les manches au lieu de continuer à faire la manche, au grand désarroi de ses citoyens et citoyennes… La Tunisie doit sortir de la trajectoire de la dette improductive et qui ne fait que pénaliser les jeunes générations.
Les élites au pouvoir au sommet de l’État doivent assumer leur leadership transformationnel et faire le nécessaire pour respecter les aspirations de ceux et celles qui ont donné naissance à la Révolte du Jasmin en Tunisie, il y a déjà 10 ans.
* Universitaire au Canada.
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